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danser leurs pas nationaux avec cette inspiration enflammée, avec ces mouvements pleins de vie et de passion.

Ainsi s’exprime un auteur espagnol, et les seguidillas sont encore aujourd’hui telles que les décrivait, il y a une cinquantaine d’années, un voyageur français : « C’est ordinairement à la posada, le lieu le plus convenable et le plus vaste, que se fait le concours : la meilleure voix chante les seguidillas, et des aveugles l’accompagnent avec leurs guitares. C’est la gaieté la plus pure et la plus franche que l’on puisse partager. On est étonné de voir un laboureur vêtu comme Sancho, l’estomac couvert de sa large ceinture de cuir, devenir un danseur agréable ; on suit avec plaisir tous ses mouvements, tant il forme ses pas avec grâce, avec précision, et toujours en mesure. Mais pour les femmes, elles ont un certain meneo, comme on dit dans le pays, un certain mouvement si rapide, une flexibilité, une attitude si molle, des tours de bras si élégants, des pas si languissants, si gracieux, si variés, si justes, qu’à voir danser une jolie femme, on ne sait que faire de sa philosophie. »

Plus d’une fois il nous arriva de voir des paysans improviser des danses de ce genre : Doré eut l’occasion d’en faire un croquis. Un jour nous nous rendions à une feria des environs de Séville : nous vîmes des majos et des majas se préparer à danser au milieu de la route : des balayeurs de bonne volonté enlevaient la poussière : un guitarrero ambulant tenait lieu d’orchestre, et la danse commença bientôt, aux applaudissements de tous les assistants, y compris les enfants qui manifestaient leur joie par des cabrioles répétées.


La Jota aragonesa et l’ancien Pasacalle. — La Virgen del Pilar. — Les Andalouses et les Aragonaises, — La Cachucha et la Jota. — Les coplas á la Estudiantina. — Les Jotas burlesques. — La Jota valenciana. — Pierre d’Aragon et le barbier de Valence. — Les danses sur les bords du lac d’Albuféra. — Une Jota funèbre à Jijona. — Les danses de la Catalogne : Lo Contrapas et la Sardana. — Les Gigantones de Barcelone.

La jota est la danse nationale par excellence de l’Aragon : son origine paraît fort ancienne, et on la croit dérivée de l’ancien Pasa-calle, dont la vogue fut si grande au seizième siècle en Espagne et en Italie, ainsi qu’en France, où elle était connue sous le nom de Passacaille. La Jota aragonesa est une danse à La fois vive et honnête, si nous en croyons le dicton populaire :

La Jota en el Aragon
Con garbosa discrecion.

D’origine purement espagnole, elle se distingue de la plupart des danses andalouses, notamment de celles qui ont été importées d’Amérique, par une modestie qui n’exclut ni la grâce ni l’entrain. Il n’est pas de réjouissance populaire, pas de feria qui ne soit animée par de nombreux couples dansant des Jotas jusqu’à ce que fatigue s’en suive ; souvent même elles sont le complément obligé des fêtes religieuses : ainsi nous avons entendu, la veille de Noël, une Jota intitulée la Natividad del Señor, chantée avec accompagnement de danses.

Le premier couplet de cette Jota n’a pas le caractére des chansons qui accompagnent ordinairement les danses espagnoles : on croirait plutôt entendre un cantique.

De Jesus el Nacimiento
Se celebra por dó-quier :
Por dó-quier reina el contento,
Por dó-quier reina el placer.

« De Jésus la nativité — Est célébrée en tout lieu : — En tout lieu règne le contentement, — En tout lieu règne le plaisir. »

Le refrain, chanté en chœur par toute l’assistance à la suite de chaque couplet, passe subitement et sans transition du sacré au profane : il est même digne d’un épicurien, membre du caveau :

Viva pues la broma !
Que el dia convida :
Y endulce la vida
Del gozo la aroma !

« Donc, vive la bombance ! — Car ce beau jour nous y convie, — Et que le parfum du plaisir — Adoucisse notre existence ! »

Un soliste reprend ensuite ce second couplet :

Oh ! que dia tan glorioso
Fué el de la Natividad ;
Del que rico y poderoso
Nació pobre !… Que humildad !

« Oh ! quel jour glorieux — Fut celui de la nativité ! — Celui qui était riche et tout-puissant — Naquit pauvre !… Quelle humilité ! »

C’est surtout dans la grande fête aragonaise, celle de Notre-Dame del Pilar, que les jotas jouent un rôle important : écoutez les couplets que chante, tout en liesse, le peuple accouru de trente lieues à la ronde pour assister à la grande funcion de Saragosse : tantôt c’est un robuste Aragonais qui supplie sa novia de danser avec lui : par la Vierge del Pilar ! s’écrie-t-il, si tu me refuses, je suis capable de mourir de chagrin :

Si no quieres, mi salero,
Por la Virgen del Pilar,
Que yo de esplin me reviente,
Ven una Jota à bailar !

C’est encore un agile Catalan qui demande un autre tour à sa muchacha, dont il compare la grâce à celle de la Vierge du Pilier :

Otro volteo ! muchacha,
Y esclamaré en mi cantar :
« Viva la Jota y tu garbo,
Y la Virgen del Pilar ! »

Comme on vient de le voir, chaque couplet de la Jota se compose ordinairement de quatre vers de huit syl-