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Les soupirs et les joies des amants, leurs espérances et leur désespoir, leurs désirs et leurs plaintes, tel est le thème ordinaire des couplets de seguidillas ; il en est un bon nombre, bien entendu, dont la banalité peut rivaliser avec celle des devises de mirlitons ; mais en revanche les mélodies qui les accompagnent, on peut s’en convaincre par celle que nous venons de donner, portent souvent l’empreinte d’un sentiment musical plein de grâce et d’originalité. Comme la plupart des airs espagnols, ces mélodies sont à trois temps, et la mesure en est si bien marquée par la guitare et les castagnettes, qu’il n’est pour ainsi dire pas d’Espagnol qui ne sache danser les seguidillas.

Un jour que nous nous trouvions à la feria d’Albacete, une des principales villes de la Manche, nous eûmes l’occasion de voir danser les seguidillas manchegas avec leur vrai caractère national. De nombreux danseurs des deux sexes, appartenant à diverses localités voisines, s’étaient donné rendez-vous dans une salle basse du parador de la diligencia, la meilleure auberge de la ville. Au lieu du marsille aux couleurs éclatantes, le guitarrero portait l’épaisse zamarra de peau d’agneau, et une montera en chat sauvage remplaçait sur sa tête le classique sombrero calañés, si cher aux Andalous. Il avait à peine commencé à préluder en mineur avec quelques arpéges rapides,
Gallego (Galicien) dansant la gallegada. — Dessin de Gustave Doré.
que chaque danseur choisissait sa pareja, et que les couples se plaçaient les uns vis-à-vis les autres à trois ou quatre pas de distance : bientôt quelques accords plaqués indiquèrent aux chanteurs que leur tour était arrivé, et ceux-ci entonnèrent le premier vers de la copla.

Cependant les danseurs, le jarret tendu et les bras arrondis, n’attendaient que le signal ; les chanteurs se turent un instant et le guitarrero commença la mélodie d’une ancienne seguidilla : à la quatrième mesure, les cantadores continuèrent la copla, le claquement des castagnettes se fit entendre, et aussitôt tous les couples s’élancèrent avec entrain, tournant et retournant, se cherchant et se fuyant tour à tour. À la neuvième mesure, qui indique la fin de la première partie, il y eut une légère pause pendant laquelle les danseurs, parfaitement immobiles, nous laissèrent entendre les notes grêles et saccadées de la guitare ; puis ils commencèrent la seconde partie avec quelques changements dans les pas, et chacun vint reprendre la place qu’il occupait au commencement.

C’est alors que nous pûmes juger de la partie la plus gracieuse et la plus intéressante de cette danse, qu’on appelle el bien parado, c’est-à-dire littéralement : le bien arrêté. Hacer el bien parado est un idiotisme espagnol qui signifie renoncer à une chose qu’on peut encore utiliser, pour en avoir une meilleure : par analogie, faire le bien parado dans les seguidillas, c’est renoncer à finir la figure, pour en recommencer une nouvelle. C’est un point très-important pour les danseurs de se tenir immobiles et comme pétrifiés dans la position où les surprend la dernière note de l’air ; aussi ceux qui restaient ainsi dans une pose gracieuse étaient vivement applaudis aux cris répétés de : Bien parado ! Bien parado ! Telles sont les règles classiques des seguidillas ; mais comment dire à quel point ce pas transporte les danseurs ? Cette ardente mélodie, qui exprime à la fois le plaisir et une douce mélancolie ; le bruit animé des castagnettes, le languissant enthousiasme des danseurs, les regards et les gestes suppliants de leurs partenaires, la grâce et l’élégance qui tempèrent l’expression passionnée des mouvements ; tout enfin contribue à donner au tableau une attraction irrésistible dont les étrangers ne peuvent apprécier toute la valeur aussi bien que les Espagnols : ces derniers sont seuls doués des qualités nécessaires pour