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de la mer Caspienne, je fus instamment prié de rapporter à un Russe, qui demeurait dans mon voisinage, une branche de bouleau, comme souvenir d’un arbre très-commun dans son pays et dont la vue lui était très-agréable.

Il y a une si grande différence entre une latitude froide ou seulement tempérée et celle sous laquelle je vis en ce moment, qu’on trouvera, je pense, bien naturelle ma surprise de voir un bouleau et un oranger entrelacer leurs branches et leurs racines avec celles d’un cactus.

Puisque j’ai été amené à dire quelques mots sur l’agriculture, je ne puis laisser passer sous silence le produit qui, avec l’olivier, est le plus important de la Kabylie où il est l’objet de soins tout particuliers, je veux parler du figuier qu’on y rencontre à chaque pas.

Dans mes voyages aux ksours du sud de la province d’Oran jusqu’aux oasis du Sahara, je me suis convaincu que les soins donnés à la culture de plusieurs arbres fruitiers, et particulièrement du figuier, étaient les mêmes que dans la grande Kabylie, où j’avais d’abord pensé que cet arbre était exceptionnellement dirigé vers sa plus grande et plus utile production ; il est bon de savoir aussi que, partout où l’on remarque en Algérie une culture intelligemment conduite, on rencontre aussi la race berbère avec son aptitude au travail de la terre.

Au sujet du figuier, voici ce que j’ai vu pratiquer dans la Kabylie du Djurjura.

Pour former une pépinière, on choisit un terrain de première qualité.

L’opération de centraliser les boutures a lieu à l’automne ou au printemps ; mais les Kabyles préfèrent cette dernière saison qui préserve leurs plantations des nombreux accidents qu’elles subissent pendant l’hiver.

Après quelques semaines, ces boutures sont transplantées dans un autre terrain où on les espace de deux ou trois décimètres l’une de l’autre, jusqu’à ce que, devenues arbustes au bout de deux ans, elles puissent être mises en places définitives. C’est alors que les pépiniéristes en font des paquets de huit, dix, douze ou quinze, et les vendent sur les marchés, au prix de trois ou quatre francs la douzaine de plants.

Aujourd’hui, l’industrie du pépiniériste de figuiers est commune à presque toutes les tribus ; mais les plants les plus estimés sont ceux qui proviennent de Tizi-Rached (Beni-Raten) et de Djema-Sah’ridj, chez les Beni-Fraoussen.

L’invasion des sauterelles est le plus grand danger que le figuier ait à craindre. Ce fléau, heureusement fort rare, détruit entièrement la récolte, et la famine ou tout au moins la disette désole le pays.

Le figuier est exposé aussi à un autre accident grave : quand la figue est en fleurs, si les brouillards des plaines montent et séjournent sur les vergers, la récolte est fortement compromise ; mais s’ils surviennent après que le fruit est formé ou après la caprification dont je vais parler, la récolte est sauvée. Ces brouillards sont appelés dans le pays bou-zeggar (brouillards du bœuf).

La caprification est pratiquée de temps immémorial par tous les peuples qui habitent le littoral de la Méditerranée. Cet usage, si important et si curieux m’a paru mériter un examen particulier : aussi ai-je recueilli beaucoup de renseignements et d’explications plus ou moins plausibles sur la manière dont on opère et sur les avantages qu’on retire de ce mode particulier de culture.

Le dokhar est le fruit du figuier sauvage. Il est petit, sans saveur et d’un goût âcre. C’est donc une espèce peu comestible ; elle n’est pas cultivée pour être mangée. Elle est hâtive, et déjà mûre quand les autres figues, encore vertes, n’ont pas atteint la moitié de leur développement. L’arbre qui la produit, le caprifiguier, donne deux et même trois récoltes par an, mais on utilise la première et rarement la seconde.

Arrivé à maturité, le dokhar, est cueilli et arrangé en petits paquets (moulak) formant chapelets ; on suspend ces chapelets aux branches des figuiers femelles, vers la fin de juin dans la plaine et à la fin de juillet dans la montagne. Chacun de ces dokhars, lorsqu’il est desséché, laisse échapper par l’ombilic une multitude de petits insectes ailés qui s’introduisent dans les fruits de l’arbre auquel il est attaché, leur donnent la vie et les empêchent de tomber.

Ces insectes, sortes d’agents de fécondation, prennent naissance et grandissent avec le fruit du dokhar, et en sortent, après leur complet développement, pour se porter sur le figuier femelle. Leur corps est velu comme celui de l’abeille, qui, on le sait, remplit une mission analogue pour certaines fleurs.

Ces insectes sont de deux espèces, les noirs et les rouges ; les premiers, plus petits que les seconds ne portent pas, comme ceux-ci, un appendice en forme de dard à l’extrémité postérieure. Les indigènes prétendent que l’insecte noir seul joue un rôle utile dans la caprification du figuier (le rôle du vent, de l’oiseau ou de la main de l’homme dans la fécondation du dattier) ; une longue expérience lui attribue le privilége de préserver les figues du dépérissement et de la chute avant la maturité. C’est ce qui a fait naître ce proverbe connu de toute la Kabylie :

« Qui n’a pas de dokhar, n’a pas de figues. »

L’abondance des figues, quelles que soient les localités et les circonstances atmosphériques, est en rapport avec celle du dokhar ; il arrive cependant que ce dernier, si nombreux qu’il soit, ne donne naissance qu’à un petit nombre de ces insectes préservateurs, comme en 1863, où la récolte a été faible, le dokhar n’ayant produit qu’une très-petite quantité d’insectes.

Les Kabyles sont convaincus qu’un seul de ces insectes suffit pour préserver quatre-vingt-dix-neuf figues, mais que la centième devient son tombeau. Cette opinion n’est peut-être que le suite d’un préjugé populaire, mais il serait injuste de l’omettre : chez les peuples primitifs, quelques vérités se conservent parfois sous le merveilleux qui a sa place marquée en toute chose.