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nous en parcourûmes les rues tortueuses jusqu’à la demeure signalée. L’éveil fut promptement donné malgré nos précautions et toute la célérité avec laquelle nous nous introduisîmes dans l’aouch, ou cour intérieure, dont toutes les issues furent immédiatement closes et gardées. Avant de commencer la perquisition, et pour être sûr que la poudre qu’on devait trouver n’avait été apportée par aucune personne présente, l’officier ordonna à ses cavaliers de fouiller les assistants : à cet ordre donné en arabe, il vit une inquiétude manifeste apparaître sur les traits d’Abd-es-Selam. Il n’y avait pas à hésiter : sur un signe, le Kabyle et son acolyte furent entourés et contraints par les spahis de quitter leurs vêtements. Se voyant découvert, l’espion voulut se servir de son pistolet ; mais, bientôt désarmé et fouillé, on découvrit entre ses jambes un sac de poudre suspendu par un cordon qu’il aurait détaché en temps opportun, pour le déposer à terre comme le sac trouvé la veille. Cette manœuvre était d’autant plus facile à accomplir que les maisons kabyles sont très-mal éclairées par des lampes fumeuses.

L’homme des Menguellet, plus prudent, n’avait sur lui aucune pièce compromettante. Il n’en fut pas moins, pour avoir prêté son concours à la coupable supercherie de son camarade, attaché de compagnie avec celui-ci, et tous deux furent un peu rudement ramenés à travers le beau et sauvage pays des Akbils, qui perd néanmoins de son charme pittoresque quand on est obligé de le parcourir la nuit.

Le lendemain matin, Abd-es-Selam arrivait tout confus au fort Napoléon, où il fut condamné à l’amende et à la prison par la commission disciplinaire.

La mauvaise action que je viens de raconter n’est malheureusement pas rare. La calomnie, la délation sont les armes favorites des Kabyles, chaque fois qu’un intérêt de parti ou de haine personnelle est en jeu Un enfant meurt-il pendant ces moments de perturbation ? ils le déclarent empoisonné afin de nuire au concurrent du Soff opposé et apportent le cadavre pour le soumettre à l’autopsie ; ce qui est regardé comme un événement très-malheureux pour la famille. Deux cas de ce genre me furent soumis en peu de temps ; mais il est souvent très-difficile de reconnaître la vérité au milieu des témoignages, vrais ou faux, qui se balancent généralement.

Il n’est pas une coutume, un détail de mœurs locales qui ne puisse devenir une source de querelles et de vendettes. Le divorce est une des plaies de la société kabyle. Voici un exemple, entre mille, de l’abus de cette institution dans ce pays.

J’ai déjà dit que les Kabyles achetaient leurs femmes pour en prendre d’autres, et pouvaient « les divorcer » suivant l’expression locale.

Un jeune homme désire acquérir une fille en mariage. Le père de celle-ci convient du prix et l’accorde ; tout le village, bientôt informé de ce marché, ne doute pas de sa conclusion ; sur ces entrefaites, et avant livraison, le mari de la sœur du fiancé, envieux de celui-ci, renvoie sa femme « sans la divorcer » et offre de la fille promise à son beau-frère une somme plus considérable ; le père, malgré l’accord convenu, a la mauvaise foi de traiter avec lui. La tribu du rival évincé prend fait et cause et les deux villages se battront probablement ; car le fiancé se plaindra amèrement à l’autorité d’abord de ne pouvoir emmener sa promise, ensuite de ne savoir que faire de sa sœur, qui, n’étant pas divorcée, ne peut se remarier et tombe à sa charge.

Pour achever de convaincre mon interlocuteur, je lui citai le récit frappant de vérité que je trouve dans un rapport de messieurs L… et M…, médecins principaux chargés d’observer une épidémie de typhus qui sévissait dans les tribus kabyles en mars 1863.

« En parcourant la Kabylie, on se sent saisi d’extase. On admire ses montagnes imposantes, les douces et gracieuses ondulations de son sol, ses vallées et ses ravins où serpentent d’innombrables cours d’eau, qui, dans leur marche désordonnée, se livrent à toutes sortes de caprices.

«  Le peuple qui habite cette contrée est pasteur, agriculteur et industriel. Il n’est point nomade comme l’Arabe proprement dit, mais toujours fixé au même sol. Il ne s’abrite pas comme l’Arabe sous la tente qui se déplace au gré et selon les besoins de la famille. Sa demeure est une maison construite en pierre et son douar un village.

« Rien n’est gai et riant comme l’aspect, à une certaine distance, de ces nombreux villages, assis en amphithéâtre sur la cime ou sur les versants les plus élevés des montagnes. L’air et l’eau y doivent être d’une pureté inaltérable. Mais, en pénétrant au milieu de ces centres de population et dans l’intérieur des habitations, on se sent tomber dans le désenchantement le plus pénible. On se demande comment des créatures humaines peuvent séjourner dans un milieu où s’étalent, sous toutes les formes, l’incurie et la malpropreté les plus hideuses, et si l’Arabe, sous sa tente balayée par le vent, ne se trouve pas dans des conditions de bien-être matériel mille fois préférables.

« Les villages de Sedourk, d’Immoula et quelques autres que nous avons visités dans tous leurs détails, nous serviront de types. Ils sont formés par une agglomération compacte de maisons toutes contiguës et situées sur deux rangs que séparent des ruelles non pavées, où ne peut passer de front qu’une seule personne. Une cour peu spacieuse précède l’entrée d’une ou plusieurs maisons. Ces dernières ne consistent qu’en un rez-de-chaussée à peine élevé au-dessus du sol et se composant d’une seule pièce ; elles n’ont d’ouverture que la porte et point de fenêtres. En l’absence de cheminée, une excavation pratiquée dans le sol en tient lieu et sert en même temps pour la préparation des aliments. Les ruelles et les cours servent de dépôt aux immondices et aux excrétions de toute nature.

« À Sedourk et à Immoula, d’après le chiffre des habitants, chaque maison doit contenir, en moyenne, neuf ou dix personnes, toutes logées dans la même chambre, qu’elles partagent avec les animaux domestiques. Le sol,