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vestiges romains dans les environs, il s’était détourné pour descendre, de la montagne d’Arbalou au bas de laquelle nous étions, dans la direction du Sud où il devait trouver les ruines de Tubusuptus, en remontant le Sahel.

Notre hôte avait déjà beaucoup voyagé en Afrique et paraissait très-avide de renseignements sur les mœurs des Kabyles, principalement sur l’organisation républicaine de ces peuplades, dont il admirait la vie tranquille et les habitudes patriarcales.

Je lui objectai que si on ne pouvait refuser aux Kabyles un caractère indépendant, un esprit observateur et le goût du travail, on devait aussi reconnaître leurs penchants à la rancune, aux querelles, à l’avarice sordide. Je lui parlai des rixes sans nombre, où ces montagnards se mordent et se déchirent le visage, en se servant des dents et des ongles à la manière des fauves de leurs forêts. Je citai ces villages, toujours divisés en deux partis, et possédant un terrain communal, consacré de génération en génération à des rendez-vous de haine et de sang, où le yatagan et le fusil sont appelés à trancher d’interminables griefs.

J’avais dû, pendant l’hiver précédent, aller en toute hâte au village de Koukou avec le capitaine du bureau arabe pour arrêter les rixes sanglantes qui, à propos de la nomination d’un chef, s’engageaient depuis deux jours sur le terrain neutre servant d’habitation aux Marabouts.

Après constatation d’un grand nombre de blessés et de deux cadavres, nous fûmes obligés de désarmer une partie des habitants et de faire voter séance tenante les deux Soffs pour terminer la querelle.

Tous les Kabyles sont d’une saleté révoltante : il n’y a pas d’établissement de bains dans toute la Kabylie du Djurjura. Les enfants ne reçoivent aucun soin ; aussi résulte-t-il de cette incurie beaucoup d’ophtalmies, parfois la cécité complète ; puis des maladies cutanées ou de pires infections héréditaires, que ces montagnards se transmettent de génération en génération, sans cesser, pour cela, d’être, — les femmes, de bonnes mères qui allaitent leurs enfants jusqu’à trois ou quatre ans, — les hommes, de laborieux ouvriers et de bons agriculteurs.

L’étonnement de notre visiteur s’augmenta, quand je le fis pénétrer avec moi dans la vie publique du Kabyle ; quand je soulevai la question des Soffs, des administrations communales et de la répartition des impôts ; sources de difficultés toujours renaissantes, où toutes les haines se font jour, où toutes les vengeances préparées de longue main par chaque parti surgissent et se heurtent.

Les tribunaux algériens ne retentissent que trop souvent des bruits de ces haines et des scandales où entraîne l’esprit de vendetta musulmane.

En voici un exemple dont je puis garantir l’authenticité :

Abd-es-Selam, de la tribu des Akbil, nous rendait de grands services en nous renseignant sur son pays et ses voisins ; maintes fois nous avions apprécié l’intelligence de cet espion, de manière à lui accorder assez de confiance. Un jour, cet homme nous informa qu’un Kabyle de son village, l’ancien Amin, rentrait d’un long voyage en introduisant nuitamment dans la tribu deux mulets chargés de poudre provenant de Tunis. Cette déclaration arrivant au moment où nous exercions une surveillance plus active dans cette contrée, à la suite de quelques signes de mécontentement parmi ses habitants, devenait d’une grande importance pour nous. Abd-es-Selam se vantait de mener à bonne fin des recherches dans la demeure de l’ancien Amin, et, pour inspirer plus de confiance, il s’était fait accompagner, cette fois, par un Kabyle des Menguellet, M’krazni du bureau arabe. Nous n’avions pas lieu de nous défier du renseignement ; cependant, il eût été préjudiciable à notre cause d’agir légèrement et d’irriter, par une injustice, le pays que nous tenions en suspicion. Un brigadier et quelques spahis furent désignés pour une perquisition dans la maison suspectée : ils revinrent porteurs d’un sac de poudre d’environ deux kilogrammes. Cette preuve du délit avait été trouvée par Abd-es-Selam, qui l’avait ramassée en présence des spahis, au milieu de quelques ustensiles de cuisine étalés sur le sol de la maison.

Le propriétaire avait fortement injurié Abs-es-Selam, et pris tous les saints du Paradis de Mahomet en témoignage de son innocence ; malgré ses dénégations, on le mit en prison.

Cependant, en réfléchissant au peu de soin qu’on avait pris pour cacher une chose prohibée, on dut prendre des informations qui nous firent craindre d’avoir été dupés par notre espion dont le petit exploit n’avait eu que des indigènes pour témoins, et nous soupçonnâmes bientôt une vengeance personnelle qu’il fallait déjouer en amenant notre Kabyle à se trahir lui-même et à donner dans le piége tendu à notre bonne foi.

Cette décision prise, on mande notre homme, qui, après ce beau coup, attendait la récompense de ses services et ne se doutait pas de notre façon de l’apprécier. Complimenté d’abord sur son zèle afin de ne pas lui donner l’éveil, il reçut gravement les éloges, en nous assurant de son dévouement à toute épreuve ; on lui dit alors que le grand service rendu avait besoin, dans son propre intérêt, d’être constaté par un officier, et qu’il ne lui serait pas difficile de trouver encore de la poudre, puisqu’il avait déclaré qu’une charge de deux mulets avait été apportée dans la maison. 1l fut donc convenu qu’un officier partirait le soir même pour le village, accompagné de Abd-es-Selam et du M’krazni des Menguellet. Nous facilitâmes à ces derniers tous les moyens de s’entendre, persuadés que notre confiance apparente assurerait le succès de notre contre-mine.

Un maréchal-des-logis des spahis et quelques cavaliers accompagnèrent cette petite expédition. Pendant toute la route, Abd-es-Selam causait avec les uns et les autres, sans quitter son associé des Menguellet.

À la nuit close, on arrivait au village ; les chevaux furent laissés à l’entrée, et, guidés par Abd-es-Selam,