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remarquable : en quelques instants le pied de l’arbre est entouré d’une entaille profonde ; on dirige sa chute au moyen d’une corde, puis on le dégrossit en le dépouillant de ses plus fortes branches.

Il s’agit maintenant de l’enlever, sans aucune machine, du fond d’un ravin où, même sans le moindre fardeau, l’on ne descend que très-difficilement, et de lui en faire gravir des pentes abruptes ; tout cela seulement à la force des bras. Voici comment on s’y prend :

On passe en travers sous le tronc de l’arbre de gros madriers, que l’on fixe avec de forts liens ; on le soulève de terre, et dix ou douze hommes viennent placer leurs épaules sous chacun des madriers ; d’autres s’attellent avec des cordes à l’avant de cette lourde masse, et ceux qui restent disponibles supportent l’arbre lui-même ; on monte lentement et péniblement, chacun des travailleurs encourageant ses voisins et lui-même par des cris gutturaux qui n’ont rien d’humain.

Pour ce genre de travail, les hommes portent une chemise en coton ne dépassant pas le genou, et serrée par une ceinture de cuir ; leurs pieds sont couverts de la peau fraîche d’un animal, et leur tête est presque toujours nue.

Grâce à ces travaux, poursuivis sans relâche et bien dirigés, les deux rives furent promptement reliées par un petit pont, qui mit un terme aux obstacles que chaque crue des eaux apporte à ces réunions. Le pont achevé, les Kabyles fournirent encore quelques travailleurs, et bientôt un chemin carrossable facilita l’accès du marché aux tribus de la rive gauche. — Un mois suffit à l’achèvement de ce pont.

Au retour du marché, l’on rencontre des Kabyles portant à la main des morceaux de viande enfilés à une tige d’herbe, ou de diss, ou bien encore à une jeune pousse d’arbre. Ces petits lots de viande, préparés par les indigènes qui en font le commerce, se vendent à raison de 1 fr. à 1 fr. 50 c. Un seul suffit au repas d’une famille.

Les Kabyles mangent beaucoup plus de viande que les Arabes, aussi la quantité de bêtes livrées chez eux à la boucherie est-elle considérable. Sur le marché des Beni-Menguellet, j’ai vu égorger en quelques heures une quarantaine de bœufs ou de vaches, et le double de moutons et de chèvres. Le tout était coupé et arrangé en parts étalées sur du feuillage.

Rien ne reste comme déchet, sauf les intestins, dont la curée est bientôt faite par les chiens et les vautours, lesquels ne se trompent jamais sur la date des marchés. Dès le matin, on voit ces oiseaux voraces, perchés longtemps d’avance sur les arbres d’alentour, s’abattre sur le terrain, à peine évacué, et commencer le repas qu’ils savent bien leur appartenir ; après eux, mais seulement à la nuit complétement close, arrivent les chacals et les hyènes.

L’office de boucher est généralement rempli par de grands et forts nègres ; ils ont à leur service un enfant dont la fonction est de les fournir abondamment d’eau pour laver les morceaux de viande à mesure qu’on les dépèce. Les calebasses, ou énormes gourdes, qui contiennent cette eau, égalent souvent en volume une caisse de tambour.

Les parts faites, l’industriel a bientôt plié bagage ; il remet ses couteaux dans leurs gaînes d’un cuir épais et grossièrement travaillé, puis il va chercher gîte pour la nuit non loin du marché du lendemain, afin de pouvoir se mettre à l’œuvre dès l’aube.

Je rencontrai un jour un de ces robustes nègres dont la démarche et la tenue tournaient presque à l’idylle ; il marchait en cadençant son pas sur le son plaintif et monotone qu’il tirait d’un roseau percé et tenu en manière de flûte. Les trous, que ses doigts débouchaient successivement, variaient peu ce rhythme primitif qu’accompagnait son petit porteur d’eau. La main agile de celui-ci faisait résonner en mesure une peau tendue et servant de fond à un petit vase en terre. Le jeune artiste paraissait tout entier à l’harmonie de son chef de file, et ne tenait aucun compte de l’énorme gourde, vide, il est vrai, qui ballottait disgracieusement à son côté. Un montreur de singes s’était joint à eux ; il lançait de temps en temps un cri aigu en manière d’accompagnement, et paraissait disposé à s’associer à la bonne ou à la mauvaise fortune de ses compagnons pour la nuit ainsi que pour le souper. Celui-ci était suffisamment indiqué par les deux têtes de mouton suspendues à la ceinture du chef de la bande. Ils avaient tous trois l’air insouciant et heureux. Je les suivis des yeux jusqu’à ce qu’un détour de la route me les fît perdre de vue ; puis peu à peu, avec les dernières lueurs du jour, la flûte, le tambour et la voix s’éteignirent graduellement aussi ; le seul vol lourd d’un oiseau de proie repu anima pendant quelques instants encore le crépuscule, en coupant d’une ombre blanchâtre les dernières teintes de l’horizon qui rayaient de rouge les cimes brunes et dentelées des montagnes.

Le marché de Beni-Menguellet, devenu complétement silencieux, était retombé pour huit jours entiers dans la solitude, car il ne consiste qu’en un lieu de réunion sur lequel ne s’élève aucune habitation.

Partis à onze heures du matin de Mahmoud, nous arrivâmes à sept heures du soir à Souhama, où nous devions camper, ce qui me fut assez agréable après une journée d’environ seize heures de marche sous un soleil de juillet et d’Afrique. Les habitants de Souhama sont industrieux et commerçants ; ils voyagent volontiers et font l’exportation ; leurs habitations sont généralement bien construites.

Le lundi 18, nous quittâmes notre campement à sept heures. Le temps était beau, et le Sébaou, qui porte en cet endroit le nom de Boubehir, n’avait que très-peu d’eau à nous opposer. Aussi le traversâmes-nous en une enjambée pour remonter de l’autre côté, à Figha, où nous déjeunâmes. Un Kabyle vint poser respectueusement devant nous un panier très-hermétiquement fermé avec des feuilles : c’était de la neige que ce brave garçon était allé chercher au Djurjura ; il avait marché toute