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francs la tonne, la première s’élève jusqu’à deux mille cent francs. En Chine, ces prix sont plus que doublés. En moyenne chaque trépang vaut vingt centimes ; j’ai va un seul homme en ramasser pour une valeur de cent francs dans sa journée, et cela en cotant l’animal au prix de Nouméa. Il est vrai que tous les jours ne sont pas bons pour aller sur le récif ; mais aussi les pêcheurs de trépang sont ordinairement mal outillés, et emploient à cette pêche des naturels que le plus souvent ils payent mal ou pas du tout, et ils sont servis comme ils payent.

Je ne saurais passer sous silence un inconvénient assez grave, inhérent à l’île Bualabio, je veux parler des moustiques, qui à une certaine saison infestent ce pays ; ils prennent naissance dans de nombreux marais de palétuviers qui bordent le littoral de l’île et inondent toute sa surface, au point qu’à cette époque de l’année les kanaks eux-mêmes évitent de se rendre à Bualabio.

Un autre inconvénient de ces parages est l’abondance des requins sur les récifs où ils trouvent une abondante pâture. Un jour, traversant en embarcation la ligne des madrépores, j’y fus surpris par la mer basse, et notre baleinière échoua. Il faisait grand soleil ; je fis établir une tente avec la voile en attendant la marée montante. Nous étions très-tranquilles, dormant ou rêvant dans notre bateau, lorsqu’en promenant nos regards de côté et d’autre nous vîmes autour de nous une bande de trente à quarante requins qui pêchaient de compagnie. Comme nous n’avions pas en cet endroit plus de quarante centimètres d’eau, toute la partie dorsale de ces squales était en ce moment hors de l’eau ; je chargeai mon fusil à balles, je fis signe à mes gens de se taire et surtout de retenir mon chien Soulouque, qui avait aperçu l’ennemi et voulait se jeter sur lui. Nous attendîmes en silence un moment favorable ; enfin un des plus gros de la troupe s’approcha tout près de notre barque, et au moment où, un obstacle le forçant à s’élever, il montrait


Pirogue double de la Nouvelle-Calédonie. — Dessin de A. de Neuville d’après un modèle envoyé à l’Exposition.

toute sa tête, je fis feu en le visant à l’œil. En une seconde la bande effrayée prit la fuite, mais Soulouque s’était élancé hors de la baleinière, et avait saisi avec sa forte mâchoire l’aileron d’un énorme requin, à demi échoué à cause de sa grosseur ; grâce à ses efforts, le squale s’enfuit, emportant avec lui mon épagneul qui, accroché de la mâchoire et des deux pattes au dos de l’ennemi, ne lâchait pas prise. Le haut fond s’étendait à perte de vue, et bientôt nous ne pûmes plus suivre cette course d’un nouveau genre qu’au jaillissement des eaux qu’elle soulevait. Mes appréhensions étaient extrêmes pour mon brave chien, mais il revint pourtant au bout de quelques minutes, tout fier de son exploit, n’ayant abandonné son étrange gibier qu’au moment où celui-ci, rencontrant des eaux plus profondes avait pu s’y enfoncer et disparaître.

Quant au requin sur lequel j’avais tiré, les eaux teintes de son sang témoignaient que je l’avais atteint, mais que le projectile n’avait pas suffi pour arrêter cet animal, l’un des plus vivaces de la création.

Je remarquerai ici au sujet du requin, qui jouit partout ailleurs d’une si grande réputation de férocité, qu’il n’attaque l’homme que très-rarement. Je n’ai vu que deux exemples d’hommes mordus par ces animaux, et encore dans ces deux cas c’était l’homme qui avait pour ainsi dire commencé la lutte. On peut je crois expliquer cette mansuétude inusitée du requin, par la grande abondance de nourriture qu’il trouve sur les récifs. Des cadavres d’hommes noyés dans ces parages où abondent ces squales, y ont presque toujours été retrouvés intacts, quelquefois après plusieurs jours d’immersion.

Lorsque j’annonçai au chef d’Arama que mes excursions dans sa tribu étaient terminées et que je m’éloignerais le lendemain, j’aperçus des mouvements inaccoutumés parmi les naturels. Si calmes et si sédentaires d’ordinaire, ils allaient, venaient, circulaient de toute