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pendant le cours de l’année 1865, de cent trente habitants à quatre-vingt-quinze. Dans cette tribu, le mal était plus grand encore qu’ailleurs, car les mariages y étaient ordinairement stériles et les jeunes gens s’éteignaient comme des vieillards ; le P. Chapuis ajouta ces mots : « Si je vis encore trente ans ici, je pourrai probablement assister à la mort du dernier kanak d’Ouen. »

Je ne connais certes pas exactement la cause de cette mortalité, mais je suis convaincu qu’on pourrait l’éviter, si l’on voulait s’intéresser davantage à cette race d’hommes. Elle en vaut la peine, je le dis hardiment. J’ai trouvé plusieurs Européens pensant comme moi, mais je l’avoue, le plus grand nombre d’entre eux est sans pitié pour elle. Ils fondent leur insensibilité à l’égard de ces créatures intelligentes, sur ce qu’elles sont cannibales. À cela je répondrai par la bouche d’un homme d’esprit qui a compris ces sauvages sans les avoir jamais visités :

« L’anthropophagie est une des maladies de l’enfance de la première humanité, un goût dépravé que la misère explique, qu’elle ne justifie pas.

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Plaignons le cannibale et ne l’injurions pas trop, nous autres civilisés qui massacrons des millions d’hommes pour des motifs certes moins plausibles que la faim… Le mal n’est pas tant de faire rôtir son ennemi, que de le tuer quand il ne veut pas mourir[1]. »


Village et poste de Houagap. — Dessin de Moynet d’après un croquis de M. J. Garnier.

Avec son naturel droit et indépendant, ennemi de l’injustice, cet auteur dont le cœur saigne lorsqu’il étudie et sonde les plaies de notre vieille Europe, a trouvé les circonstances atténuantes du cannibalisme.

Je crois donc humain et utile pour l’avenir de la colonisation de s’occuper un peu de ces sauvages, puisqu’ils le méritent, et de chercher par quel moyen on pourra éviter leur disparition imminente. Et, d’abord, comment meurent-ils ? Ils n’ont pas ordinairement deux genres de mort ; durant la saison des pluies, en février, mars ou avril ordinairement, on les voit subitement atteints d’une forte bronchite ; ils se ceignent alors les reins d’une liane fortement serrée, se retirent dans leurs misérables cases, au milieu des moustiques et de la fumée, et attendent : l’appétit disparaît presque complétement, leur corps devient peu à peu d’une maigreur effrayante, leur peau bronzée pâlit et se teinte de couleurs blafardes. De temps en temps, leur médecin vient les voir. C’est toujours un vieillard ou une vieille femme hideuse, aux mamelles pendantes. On pratique sur le patient d’abondantes saignées à la tête, sur les omoplates ou au pied ; puis on l’étend sur le dos, et, comme le lieu de sa souffrance est la poitrine, le médecin lui frictionne la partie douloureuse ; mais cette

  1. Toussenel, Zoologie passionnelle.