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faire éprouver une sensation profonde, que je n’ai jamais ressentie depuis dans des circonstances autrement terribles que celle-là.

Ces enfants des bois me regardaient en silence ; je m’avançai franchement vers eux, sachant bien que, comme les bêtes féroces, il faut toujours tenir ces sauvages en face de soi, et tendant la main au plus vieux, je lui dis :

« Bonjour, Tayo. »

La franchise et le sans gêne des blancs dans des circonstances ordinaires étonnent toujours les kanaks. Ceux-ci se prirent donc à sourire, et l’un d’eux, me montrant la Calédonienne dont on apercevait la carène effilée, me dit :

« Boat belong you ? (C’est votre bateau ?)

— Oui, répondis-je, voulez-vous venir à bord ? »

Ceux qui me comprirent firent une grimace expressive qui voulait certainement dire non. Alors, leur montrant le soleil qui descendait rapidement à l’horizon, j’ajoutai : « Tout à l’heure le soleil va s’éteindre dans l’eau, adieu. » Sur ce, je m’éloignai, heureux que cette rencontre se fût terminée aussi pacifiquement.

J’avais fait quelques pas lorsque j’entendis les éclats de rire retentissants de ces Kuannés. Ils riaient tous de bon cœur, de quoi ? Je ne sais ; d’eux-mêmes peut-être qui m’avaient laissé échapper.

Le soir je racontai mon aventure au commandant, qui me dit que j’avais couru peu de danger à cause de la présence sur rade de la Calédonienne, mais que, cependant, il était toujours bon de se bien tenir sur ses gardes avec ces sauvages.


IX


De Kuanné (baie du Massacre) à Nakéty et à Kanala. — Vents régnants et cyclones.

Ainsi que nous l’avons déjà dit, la Nouvelle-Calédonie étant orientée nord-ouest et sud-est, les vents alisés qui règnent presque toujours dans ces parages permettent d’y atterrir très-facilement par le nord, mais s’opposent au retour. Aussi les voyages des caboteurs qui font le tour de l’île, sont-ils quelquefois très-longs. Ces caboteurs mouillent dans les endroits connus où réside ordinairement un Européen et celui-ci leur remet un chargement de porcs, de poules, etc., qu’il a achetés lui-même aux indigènes. Ce commerce est régulièrement établi sur presque toute la côte occidentale que l’on peut parcourir tout entière à partir de Nouméa sans avoir jamais besoin de sortir des récifs. À la côte orientale il faut, au contraire, sur plusieurs points, prendre le large, car les récifs touchent parfois la terre, ou bien sont tellement nombreux que la navigation devient dangereuse, d’autant plus que les cartes hydrographiques de ces parages ne sont pas encore terminées. Cette dernière côte est donc peu connue ou du moins peu fréquentée.

Le climat de la Nouvelle-Calédonie est des plus tempérés ; le thermomètre y oscille entre 20° centigrades et 28. On ne connaît aucune maladie qui soit particulière au pays. Comme les kanaks meurent ordinairement de la phthisie pulmonaire, certains médecins croient le pays très-défavorable aux Européens prédisposés à cette affection. D’autres au contraire, et je suis complétement de leur avis, envoient d’Australie ici, pour s’y guérir, les gens malades de la poitrine ; j’en ai vu plusieurs arriver bien affaiblis et s’en aller complétement remis. Le seul fléau à déplorer ici, ce sont les coups de vent qui surviennent presque tous les ans une fois, mais avec une intensité plus ou moins violente. La force du vent est alors effrayante et renverse tout ce qui n’est pas bien abrité ; j’ai vu des plaines ouvertes, sur lesquelles tous les arbres étaient couchés dans la même direction, déracinés ou brisés ; des pluies torrentielles tombent en même temps et font déborder les ruisseaux bien au delà de leurs berges. Heureusement, dans l’intérieur de l’île les vallées sont assez profondes pour abriter les cultures délicates qui, telles que celles du café, ne supporteraient pas impunément les ouragans ; au reste, on a le soin d’entourer le caféier d’une haie d’arbres de cocotiers par exemple, dont le feuillage abondant et au niveau du sol dès le jeune âge, préserve bien des plantations.

Au sud de l’île s’ouvre le grand canal que les ondes tumultueuses du pôle ont creusé entre l’Australie et la Nouvelle-Zélande ; au nord dorment les tièdes vagues de la mer de corail, ou d’imperceptibles zoophytes élaborent incessamment de nouveaux archipels. La ligne de soulèvement de la Nouvelle-Calédonie et les récifs qui la prolongent sous les eaux, forment donc une digue naturelle entre deux climats opposés et deux régions maritimes très-distinctes. De là les coups de vents périodiques qui affligent annuellement l’île. Un ciel nuageux, quelques grains, la chute du baromètre sont les indices certains de leur approche. L’avis en est immédiatement donné par le gouverneur à la rade et à la ville. On voit alors le port de Nouméa, si tranquille d’ordinaire, plein d’agitation et de mouvement ; les petits bateaux hissent rapidement leur voiles blanches et profitent de la brise encore faible, pour aller mouiller dans les plus petits replis de la côte, où le vent aura plus de peine à pénétrer ; quant aux navires de fort tonnage, s’ils jugent leur situation convenable, ils mouillent de nouvelles ancres, et par diverses manœuvres se préparent à une lutte contre les éléments. On a vu dans le port de Nouméa, si bien abrité cependant, des navires parcourir toute la longueur de la rade, en chassant sur leurs ancres.

Dans la ville, même inquiétude ; comme les maisons sont entourées de vérandas, le vent qui s’engouffre sous la colonnade avancée, la soulève et l’emporte fréquemment ; mais la rupture de la véranda ne se fait pas sans péril pour la toiture elle-même, qui souvent s’envole aussi, et l’on voit alors les grandes feuilles de zinc dont elle se compose, rouler au loin avec grand bruit. Longtemps après la tourmente, on trouve souvent au milieu des herbes, à des distances assez considérables, quelques-unes de ces feuilles de métal, que le vent a emportées.