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Encore sous l’impression du récit que l’on venait de nous faire, nous descendîmes à terre bien armés. Nous trouvâmes d’abord quelques vieilles cases, qui nous parurent abandonnées, et, pendant que le second, le docteur et les hommes se baignaient ou dormaient à l’ombre, caressés par la fraîche brise de la mer, je m’avançai dans l’intérieur avec mon fusil. Je fus assez heureux dans ma promenade, pour voir plusieurs pigeons que j’abattis.

J’avais déjà sept pièces, je marchais très-lentement pour ne pas briser les branches sèches, et mon œil scrutait le feuillage profond pour y découvrir quelque nouvel oiseau, lorsque je crus voir sur ma droite et à travers une éclaircie, passer une ombre rapide. Je m’arrêtai indécis. À ce moment le bruit presque imperceptible d’une branche brisée sur le sol arriva jusqu’à moi, et une chouette blanche, oiseau qui dans ces parages ne se lève le jour que lorsqu’il voit un homme, passa tout près de ma tête, en battant l’air de ses ailes silencieuses.

Il n’y avait plus à douter ; les Kuannés étaient près de moi. Ce ne pouvait être nos hommes, puisque je les avais laissés jouant au bord de la mer.

Toutes ces pensées me sillonnèrent la tête comme un éclair, en même temps que l’horrible tableau du massacre de Darnaud me passait devant les yeux. Je dus pâlir beaucoup, car la sueur coulait froide sur mon
Le fort de Kanala vu du nord-ouest. — Dessin de Moynet d’après une photographie.
visage ; cependant, avant de reprendre ma promenade, je regardai avec attention un instant au sommet des arbres, comme si j’y eusse aperçu quelque chose ; puis je me remis en route, serrant fortement entre mes mains la crosse de mon fusil armé ; mon œil fouillait à l’avance tous les massifs, et, au lieu de continuer à m’enfoncer dans les bois je pris sur la gauche, de façon à rejoindre le rivage de la mer le plus tôt possible, recherchant sur mon chemin les éclaircies et évitant les fourrés. Enfin je me sentis heureux lorsque j’aperçus à travers le feuillage la blanche ligne des sables du rivage.

Arrivé à ce point je ralentis le pas ; et je suivais les bords de la mer comme si rien d’extraordinaire ne s’était passé lorsque, tout à coup, devant moi, un Kuanné sortit du bois, puis un autre, puis un autre encore, jusqu’au nombre de sept, qui s’arrêtèrent en se groupant devant moi. C’étaient des hommes faits, entièrement nus, armés de casse-têtes, de zagaies, et de tomahawks. Quelques-uns d’entre eux s’étaient peint en noir la tête et la poitrine.

C’était la première fois que je me trouvais en face des Kuannés, et les conditions assez étranges qui avaient précédé cette entrevue la rendait encore plus émouvante pour moi ; aussi l’aspect subit de ces sept anthropophages armés, au torse nu et noirci, ne manqua pas de me