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ou fauves ; pointillées de taches de ces couleurs et formant des cercles qui ont pour centre le point d’attache de l’aile ; la queue, le dessous de l’aile et Le ventre sont couverts d’un long duvet soyeux, frisé, d’un noir grisâtre, tout à fait analogue au duvet qui couvre l’autruche et semble marquer le passage du poil à la plume. Le kagou a de trente-cinq à quarante centimètres de hauteur ; son corps, de la grosseur d’une poule, est plus effilé ; ses jambes rouges, fortes et assez longues sont armées de pattes solides et d’ongles très-forts.

La femelle, un peu moins grosse que le mâle, a le plumage de ses ailes moins coloré, sa huppe moins longue et moins fournie.

Ces oiseaux vivent ordinairement par couple ; ils habitent toujours le bord des torrents dans lesquels ils viennent le soir, boire et se baigner ; le jour, ils courent dans les endroits rocailleux couverts de maigres broussailles ; là, avec leurs fortes pattes ils retournent les petits cailloux sous lesquels se blottissent les insectes ; mais leurs lieux de prédilection sont Les bords des ruisseaux, dans ces forêts vierges dont j’ai parlé, où se plaît aussi le Notou ou « Carpophage Goliath. » Le kagou trouve une abondante nourriture au milieu de ce sol formé d’un détritus de feuillages en décomposition superposés depuis des siècles, et habités par de nombreux insectes, des vers surtout. Lorsqu’un des géants de ces forêts, écrasé sous le poids des siècles, meurt et se laisse tomber sur un lit de jeunes arbres qu’il brise dans sa chute, son vieux tronc se désorganise, devient spongieux et mou. C’est l’habitation de milliers d’insectes, entre autres et surtout de vers et nymphes de capricorne, que les indigènes ne dédaignent pas eux-mêmes. Alors le kagou se place sur ce cadavre végétal, son bec robuste en fouille le flanc pour en extraire ces grosses larves dont il est très-friand ; mais l’indigène a vu les traces du kagou, il tend un collet bien disposé où se laisse prendre le malheureux oiseau dont la chair est délicieuse. J’ai toujours considéré comme un sacrilége de manger un oiseau aussi curieux et aussi rare, et j’ai donné tous ceux que mon brave Soulouque m’a pris de la manière que je viens de dire, à des jardins de la colonie ou de contrées étrangères.

L’estomac du kagou diffère de celui des oiseaux ordinaires et a, paraît-il, une très-grande analogie avec celui de l’autruche ; dans tous les cas, par son plumage, l’impuissance de ses ailes qui ne lui servent qu’à cacher sa tête dans le danger, il se rapproche beaucoup des grands oiseaux d’Afrique et d’Australie, et de l’Apterix de la Nouvelle-Zélande.

Le mâle a un très-grand attachement pour sa compagne. Un jour, mon chien s’empare d’une femelle : au moment où je saisis la malheureuse bête qui criait au secours de toutes ses forces, je vois arriver à toutes jambes le mâle, beau de colère ; ses deux ailes me menaçaient, sa longue huppe blanche était hérissée sur sa tête, il faisait claquer son bec. Cette pauvre créature, — que la nature a mise sur la terre sans lui accorder de moyens de défense, — s’efforçant de venir en aide à sa compagne captive, était certes intéressante et digne de pitié, mais Soulouque, peu accessible à ce dernier sentiment, s’élança sur le pauvre kagou qui se laissa prendre sans même essayer de fuir.

La femelle pond deux œufs semblables aux œufs de poule ; elle les cache si soigneusement que les kanaks ne les trouvent que très-rarement : je n’ai jamais pu m’en procurer.

Le kagou s’apprivoise facilement ; mais ici on s’est peu occupé de l’élever en domesticité et d’utiliser son appétit pour les insectes en l’habituant à chercher dans les maisons les cancrelats qui les infestent et qu’il mange avec plaisir ; le cancrelat que nous ne connaissons pas en France, est, en Nouvelle-Calédonie, avec le moustique, l’animal le plus désagréable que l’on puisse imaginer. C’est un insecte semblable à celui que dans le sud de la France on nomme ravet ou caffard, mais beaucoup plus gros et plus hardi ; toutes les nuits, et surtout pendant la saison chaude, il se promène de tous côtés pendant le sommeil, sur votre figure, sur votre corps, rampant et rongeant même vos cheveux et votre épiderme. Quelquefois, le soir, ces insectes détestables promènent leur vol rapide et bruyant dans l’appartement et tombent lourdement sur votre visage ; ils pénètrent partout en laissant sur tout ce qu’ils touchent une odeur particulière très-désagréable. C’est le fléau de l’île.

Le kagou abonde surtout dans le sud de la Nouvelle-Calédonie. Je l’ai rencontré plus rarement dans le centre et jamais dans le nord. À l’île Ouen qui touche presque la baie du Sud, il ne peut pas vivre. Les naturels de cette île m’ont dit avoir essayé de l’y introduire, mais il y meurt bientôt ; cependant, d’après les traditions, cet oiseau abondait autrefois sur cette île. Il est probable qu’il n’y trouve plus assez de nourriture.

Il serait facile d’introduire cet oiseau en à Europe où l’on pourrait l’habituer à la vie domestique ; il nous rendrait de grands services en détruisant les insectes dans nos maisons et nos champs. Ceux qui possèdent un kagou dans la Nouvelle-Calédonie, le nourrissent ordinairement avec de la viande ; mais lorsqu’on veut régaler l’animal, on prend une pioche et devant lui on fouille le sol pour lui donner des vers. Aussi, lorsqu’un homme muni d’une pioche passe à côté du kagou, celui-ci le suit partout pas à pas, croyant que l’on va travailler à son profit. Ne suivrait-il pas la charrue chez nous ?

En quittant la Nouvelle-Calédonie, j’avais à bord quatre kagous vivants. Ils doublèrent tous le cap Horn ; mais à partir de ce moment, privés de viande fraîche, mal logés, souvent mouillés, ils moururent l’un après l’autre. Le dernier périt presqu’en vue de Brest, après quatre mois et demi de séjour à bord.

Solitaire et sauvage, le kagou échappa aux recherches de Forster et de Labillardière. MM. Vieillard et Desplanches l’ont décrit les premiers. Il est vrai que ces naturalistes habitent l’île depuis sept ou huit ans.