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ment inclinée vers le rivage et couverte de pâturages, sillonnés de toutes parts par les filets d’eau tombant du Mont-d’Or et formant des cascades dont l’une est souvent visitée par les touristes. Cette plaine nourrit aujourd’hui de nombreux troupeaux de bœufs.

Une station assez importante couronne un monticule, au bord de la mer, et l’on se douterait peu, en voyant la tranquillité qui règne dans ces lieux, qu’ils ont été le théâtre d’un drame épouvantable, dont la date ne remonte qu’à quelques années.

Un sous commissaire de la marine, M. Bérard, séduit par l’heureuse situation de cette plaine, en avait acheté une partie au gouvernement français, avait donné sa démission et le premier dans l’île avait jeté les fondations d’une sucrerie ; il habitait sa concession avec sa jeune fille et dix travailleurs blancs. C’était en 1859 ; les kanaks de la tribu qui réside en ce moment sur les rives du Balari, ruisseau qui coule au pied du Mont-d’Or, n’étaient pas encore bien soumis.

Un jour que ces colons étaient tous au travail, les kanaks réunis en grand nombre, les assaillirent à coups de hache et en tuèrent sur-le-champ quatre ou cinq ; les autres purent se réfugier dans une petite case, devant laquelle les assaillants s’arrêtèrent un instant, craignant qu’elle ne renfermât des armes à feu ; malheureusement il n’en était rien ; toutefois, ceux qu’elle abritait résolurent de vendre leur vie le plus cher possible. Ils commencèrent par semer les abords de la case de fragments de bouteilles, afin de couper les pieds des assaillants, s’armèrent de morceaux de bois et de projectiles de toute sorte, et attendirent.

Pendant quelques instants les naturels rôdèrent autour de l’habitation, s’en approchèrent peu à peu et, voyant qu’il n’en sortait ni tonnerre ni éclair, ils en devinèrent le motif. Une joie farouche éclata alors parmi eux, des hurlements de bonheur éclatèrent de toutes parts, glaçant le cœur des pauvres assiégés. À un signal, tous les sauvages, brandissant leurs tomahawks et poussant leur horrible cri de guerre, se précipitent à l’assaut ; aucun obstacle n’arrête cette trombe de démons déjà surexcités par l’odeur et la vue du sang qu’ils ont répandu et par l’espoir d’en répandre encore. La porte légère se brise en mille éclats sous les coups de hache et la case est envahie, La résistance n’est plus possible ; les infortunés colons essayent de la prière : le tomahawk seul leur répond ; des hurlements de triomphe retentirent encore une fois dans la campagne, et le silence se fit pour jamais sur l’habitation Bérard.

Trois personnes, deux hommes et la jeune fille de M. Bérard, échappèrent seuls au massacre. Un de ces hommes, au lieu de se réfugier dans la case, s’était glissé dans un buisson où il était resté caché, inaperçu, jusqu’au départ des Kanaks ; l’autre, nommé Bézin, était allé à Port-de-France le matin de bonne heure avec la jeune fille de son maître ; il avait rencontré quelques kanaks qui lui avaient dit : « Où vas-tu ? — À Port-de-France, » avait répondu Bézin, et il avait continué sa route ; il se rappela depuis que les naturels l’avaient longtemps suivi des yeux, en causant entre eux plus vivement que de coutume.

On résolut de punir les auteurs de cette sauvage agression, qui avaient en outre massacré un gardien du Sémaphore et sept autres colons de la vallée, située derrière Nouméa et connue aussi sous le nom de Vallée des colons. Candio, le chef de la tribu, fut livré par Jacques Quindo et Watton, petits chefs, qui depuis peu avaient répudié sa suzeraineté et s’étaient soumis à celle des Français : il sont aujourd’hui à la tête de tribus importantes. J’aurai plus tard l’occasion de parler d’eux. Candio était un grand chef qui lutta contre nous avec plus d’énergie que de bonheur ; il fut fusillé en 1859 ; sa tête fut envoyée à Brest, dans un vase d’alcool et photographiée. Je montrai un jour une de ces photographies à Jacques Quindo, l’un de ceux qui avaient livré leur compatriote ; il reconnut l’image et me dit seulement : « Candio ! » Sa figure astucieuse exprima un instant une surprise mêlée de terreur, mais bientôt reprenant son air ordinaire, il me rendit le portrait et me dit : « Candio, mon lélé, lui beaucoup coïoné Français. » (Candio, méchant, lui beaucoup tuer les Français.) Puis il tourna les talons et me quitta ; je le suivais de l’œil et le vis, la tête penchée dans l’attitude de la réflexion, s’asseoir au pied d’un cocotier. Je m’éloignai et, lorsque quelques heures après je repassai par là, Jacques Quindo était à la même place, dans la même attitude. Ce Judas sauvage qui avait vendu son chef pour quelques jouets d’Europe, était-il accessible au remords ?

La plaine qu’habitait Bérard était autrefois très-peuplée. Toute la surface en est découpée en gradins superposés selon le mode suivi par les Kanaks quand ils établissent leurs plantations. Ces gradins ou escaliers ont leur partie plane creusée et inclinée de telle sorte qu’un ruisseau, que l’on a soin de faire descendre suivant la pente directe du terrain, laisse écouler dans chacune de ces rainures, à mesure qu’il les coupe, une partie de son eau, et c’est dans ces rigoles que l’on plante le taro qui est le principal élément de la nourriture des indigènes.

Aujourd’hui, autour de Nouméa, on rencontre encore fréquemment des espaces considérables découpés de la sorte. Certaines montagnes offrent l’aspect d’un immense amphithéâtre. Mais il ne reste des kanaks qui jadis ont entrepris et mené à bonne fin ces travaux souvent considérables et très-habilement construits, que quelques misérables familles, qui cultivent à peine autour de leurs huttes un lambeau de terrain, dont les produits souvent même sont insuffisants pour les nourrir. Dans les villages plus éloignés de nous, dans les centres primitifs de population, les naturels, plus heureux, ont de véritables greniers qu’ils remplissent aux jours d’abondance et vident aux jours de disette.

Les amphithéâtres ou emplacements d’anciennes cultures de taros ne sont pas rares dans les autres parties de l’île, et je conseille à l’émigrant d’Europe, dont l’intention est de cultiver la terre en Nouvelle--