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terrible. Un arrêté du gouverneur en avait même interdit la vente ; mais il est difficile de faire observer cette défense.

Tout calcul fait, nous voyons qu’après un mois de travail, si le kanak, profitant du dimanche, se rend à Nouméa pour y faire ses emplettes, il lui reste à peine un dix-sous pour acheter un morceau de pain blanc, dont il est cependant bien friand. Quand il revient dans sa tribu avec son léger bagage, le ventre vide, il médite et se dit tristement :

« J’ai travaillé beaucoup tout ce mois, j’ai été plusieurs fois réprimandé, puni pour quelque négligence ; j’ai trouvé mon repas souvent tardif et peu de mon goût, que m’en reste-t-il ? quelques objets qui seront bientôt usés et qui, auprès des guerriers de ma tribu, ne sont que les signes de l’esclavage que j’ai souffert volontairement ; le tabac des blancs est bon, c’est vrai, mais je n’ai qu’à en laisser tomber quelques graines dans mon jardin et j’en aurai bientôt autant qu’il m’en faudra ; je ne veux donc plus travailler pour les blancs. »


Le kanak Chatton, maître d’étude à l’école indigène de Nouméa. — Dessin de Loudet d’après une photographie.

Voilà ce que se dit le kanak ; mais le colon qui ne comprend point sa langue et lui refuse, du reste, tout esprit de raisonnement, n’en tient aucun compte. Pourtant en réfléchissant un peu, le colon devrait songer qu’il est de son intérêt d’augmenter les salaires dans la proportion du travail produit. Mettez ces hommes à la tâche : vous les verrez s’exténuer pour augmenter leur gain, vous les verrez devenir cupides, s’habiller bientôt convenablement, se civiliser. On peut citer à Nouméa un jeune kanak bien payé, que tout le monde connaît. Il travaille chez un négociant, M. Gerber, auquel il rend beaucoup de services comme garçon de magasin ; il parle assez bien le français et l’anglais ; le dimanche venu, il monte à cheval, en redingote ; il porte des gants, il a même des souliers.

Le kanak Chatton, dont nous donnons ici le portrait, est également connu par son ardeur à s’instruire et par le zèle consciencieux qu’il apporte dans l’accomplissement de ses modestes fonctions de surveillant, ou de pion, si l’on veut, de l’école indigène.

Ce sont des faits incontestables : je terminerai par celui-ci :

Un Anglais, dont le nom est encore vivant à la Nouvelle-Calédonie, le capitaine Paddon a acquis autrefois une fortune considérable en trafiquant avec les naturels de notre colonie et ceux des îles voisines ; il avait fini par posséder plusieurs goëlettes et bricks occupés aux transports du bois de santal, de l’écaille de tortue, etc., que lui livraient les naturels. Ce capitaine, en Nouvelle-Calédonie, était connu et respecté de tous les kanaks. Chaque fois qu’il arrivait dans une tribu, il trouvait, tout préparé, un chargement plus ou moins considérable. Plusieurs fois, dans mes visites aux tribus du nord de l’île, peu fréquentées par les blancs, on m’a parlé de cet homme, mort cependant depuis plusieurs années ; on aimait à en faire l’éloge. J’ai cherché la cause qui avait pu imprimer ainsi le souvenir d’un blanc dans l’esprit de ces sauvages, ordinairement si indifférents, et j’ai appris que Paddon était d’une très-grande générosité, qu’il payait sans jamais marchander, faisait même des largesses quand il était satisfait ; avec cela il possédait un esprit ferme et résolu, son courage était à toute épreuve ; jamais, dans le principe, il ne laissa impunie une faute commise à son détriment, mais jamais aussi, par un esprit de lésinerie étroite et impolitique, il n’éloigna de lui la main du kanak.

Cet homme mourut à cinquante-deux ans, plusieurs fois millionnaire.

Depuis, la question qui nous occupe a été compliquée plutôt que résolue, par l’introduction dans la Nouvelle-Calédonie de travailleurs, exportés des Nouvelles-Hébrides, ou recrutés parmi les indigènes, fervents catholiques, des îles Loyalty.

Jules Garnier.

(La suite à la prochaine livraison.)