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distance de dix kilomètres environ, elle rencontre le ruisseau du Pont des Français ; là, elle se bifurque en deux chemins plus petits ; l’un de quatre kilomètres environ, conduisant à la Conception, siége central de la mission catholique ; l’autre, long de trois kilomètres, aboutissant à l’établissement de la ferme modèle élevée sous les auspices du gouvernement.

Commencée par une compagnie disciplinaire en 1861, cette route n’a été achevée qu’à la fin de 1865 ; elle a nécessité des travaux de tranchées et de ponts assez considérables. Les habitants s’estiment très-heureux de posséder cette voie, sans laquelle ils seraient à peu près prisonniers à Nouméa ; elle a du reste permis à quelques cultivateurs de s’établir sur des terrains qui l’avoisinent en leur facilitant les moyens d’apporter leurs produits à la ville.

Ces terrains, du reste, comme ceux de toute la presqu’île, n’ont point la fertilité ordinaire au reste du pays : les sources manquent, et l’eau sous ce soleil tropical est absolument nécessaire au développement de la végétation. Aussi l’herbe de ces collines est-elle jaunâtre, sèche et triste à l’œil ; cependant les troupeaux qui vivent de cette herbe prospèrent encore, tant les conditions climatériques sont favorables. Certes, le nouveau débarqué qui aura entendu vanter la richesse du sol calédonien, doit être désillusionné à l’aspect de la campagne des environs de Nouméa ; mais, si, du Pont des Français, il poursuit sa route jusqu’à la rivière de Dumbéa, il ne tarde pas à rencontrer des ruisseaux nombreux qui arrosent des pâturages excellents ; il traverse des bouquets de bois de haute futaie, propres aux constructions, peuplés de pigeons, de perruches, etc. ; et il voit çà et là s’élever les demeures de colons qui cultivent la terre et élèvent des bestiaux.

Quelques jours après mon arrivée à Nouméa, j’entrepris de me rendre seul et à pied sur les bords de la Dumbéa. Je partis dès l’aube, muni simplement d’un marteau, d’une boussole de géologue et d’un fusil de chasse ; pour le reste, je comptais sur le hasard, si cher aux esprits aventureux, et aussi, sur l’hospitalité proverbiale des colons de l’Océanie. C’était au mois de décembre, c’est-à-dire dans la saison chaude ; les brises ordinaires à ces latitudes rendaient, le matin, la chaleur très-supportable. Tout en marchant beaucoup, je faisais peu de chemin, car, à chaque pas, un arbre, une fleur, un oiseau ou une roche, attiraient mon attention par leur nouveauté. Ainsi distrait, je ne m’aperçus point que je venais de quitter le vrai sentier pour suivre une des nombreuses pistes, que tracent au milieu de ces vastes pâturages les troupeaux de bœufs et de chevaux, et j’errai ainsi longtemps dans la campagne ; aussi, grande fut ma satisfaction en apercevant tout à coup une belle habitation sur le sommet d’une colline ; ce sentiment sera compris de tous ceux qui savent ce que sont six heures de marche au soleil, sous les tropiques, surtout quand à la suite d’une longue traversée on a les jambes peu flexibles et les poumons habitués à l’air frais de la mer. J’étais arrivé à Koutio-Kouéta (passage des pigeons), première station de M. Joubert, un des principaux colons de l’île. Comme son nom reviendra plus d’une fois sous ma plume, je vais le présenter de suite au lecteur, ainsi que sa famille.

M. Joubert, Français d’origine ainsi que l’indique son nom, était depuis longtemps négociant en Océanie, lors de la prise de possession de la Nouvelle-Calédonie ; il se rendit alors dans cette île et y obtint du gouvernement français une concession de terrain de quatre mille hectares, située entre le Pont des Français, la rivière de Dumbéa et la chaîne de Koghi. Sur cette propriété il établit deux stations : la première, Koutio-Kouéta, près du Pont des Français, entourée de bons pâturages, est destinée à l’élevage des bœufs et des chevaux ; au moment de mon passage mille têtes d’animaux de la race bovine et cent chevaux y paissaient en liberté et très à l’aise sous la direction intelligente de M. Numa Joubert, l’aîné des fils du propriétaire.

L’élevage des bestiaux en Nouvelle-Calédonie est en général dirigé par des Anglais venus d’Australie ou par des Français qui ont appris cette industrie à la même école, et qui suivent tous les errements de nos voisins.

La deuxième station de M. Joubert est celle de Koé (sauterelle) ; destinée à l’agriculture, elle est située sur un petit plateau qui domine une vaste plaine d’une fertilité remarquable. Arrosée par plusieurs ruisseaux, bordée par la rivière de Dumbéa, cette plaine offre une situation très-favorable au but que l’on se proposait lors de mon passage, l’établissement d’une sucrerie. La plaine devait être transformée en un vaste champ de cannes à sucre ; quant à l’usine, elle devait être construite au bord de l’affluent principal de la Dumbéa qui fournirait la force motrice des moulins à cannes. La Dumbéa, navigable jusqu’à cette plaine, serait une voie d’écoulement pour les produits.

Ce qui n’était encore qu’un projet lors de mon passage n’a pas tardé à se réaliser. L’exploitation de la sucrerie a commencé dans des conditions qui permettent d’avoir toute espérance en son succès.

Cette station est dirigée par le second fils de M. Joubert, M. Ferdinand, qui a séjourné à Maurice pendant plusieurs ansées et y a étudié l’industrie sucrière.

Quand j’entrai à Koutio-Kouéta, j’étais affamé, altéré et harassé ; à cette heure de la journée tout le monde était au travail. M. Numa ne devait revenir que le soir ; ou m’introduisit toutefois dans un salon confortable et meublé avec une certaine élégance que je ne m’attendais certes pas à rencontrer au milieu de cette solitude, mais que, tout d’abord, j’appréciai peu à cause de la soif ardente qui me tourmentait. Mais, comme par enchantement, une table fut en quelques instants couverte d’un frugal repas ; on s’était empressé de prévenir tous mes souhaits, avant même de savoir qui j’étais. Telle est l’habitude de la brousse, nom que l’on donne ici à la savane et, par extension, à la campagne, à la vie des champs.