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plus doux, la lame s’aplatit, la passe s’élargit, en face la mer est calme et libre jusqu’à ces contours élevés, sombres et nuageux, vers lesquels tous les regards se tournent et aspirent ; une goëlette légère apporte le pilote à bord, et quelques heures après on mouille dans le fond d’un port bien abrité. C’est ainsi que le 11 décembre 1863, je débarquai dans le port de la capitale de l’île, Nouméa, heureux d’être au terme d’un aussi long voyage, mais imprégné d’une vague anxiété. J’étais bien dans une de ces îles océaniennes où les souvenirs des lectures du jeune âge me montraient des hommes olivâtres, nus, farouches, ornés de plumes, un lambeau de chair humaine à la main ; et j’allais vivre au milieu de ces hommes, explorer les montagnes où ils habitent, vivre côte à côte avec eux ! ces souvenirs étaient peu rassurants, et, comme je l’ai dit franchement, j’étais inquiet.

Le premier navigateur qui rattacha cette terre océanique aux annales de l’Europe, est Le célèbre navigateur anglais Cook, qui la rencontra dans son second voyage autour du monde en 1774 ; en sa qualité de découvreur et d’Anglais, il la baptisa d’un nom peu en harmonie avec le climat et la végétation des tropiques. Il débarqua et résida quelque temps à Balade, dans le nordest de l’île, au milieu d’une tribu que nous visiterons et qui garde encore le souvenir de cet illustre marin : de là, descendant au sud, le long de la côte Est, il reconnut le Cap de la reine Charlotte et l’île des Pins.

La Pérouse, dans ce funeste voyage dont lui et ses compagnons ne sont jamais revenus, devait visiter la Nouvelle-Calédonie : on n’y a pas trouvé trace de son passage ; cependant il s’est perdu, comme on sait, non loin de là, à Wanikoro.

Quelques années plus tard, en 1792, d’Entrecastreaux et Huon de Kermadec, à la recherche de l’infortuné la Pérouse, explorèrent encore la Nouvelle-Calédonie, et de leur expédition comme de celle de Cook, il nous reste surtout les travaux intéressants des deux naturalistes qui accompagnaient chacune d’elle : Labillardière pour la France et les deux Forsters pour l’Angleterre.

À partir de cette époque ces parages ne furent visités que par Dumont d’Urville. Ce navigateur, dont le nom ne doit être placé au-dessous d’aucun autre, y fit en 1827 d’importants travaux hydrographiques et reconnut notamment les îles Loyalty. Je ne compte point quelques petits navires caboteurs, ordinairement anglais, qui venaient souvent ici prendre du chargement du précieux bois de santal ; s’il est vrai qu’à ces travaux ils couraient quelques dangers, leurs bénéfices, en revanche, étaient très-considérables.

Enfin en 1843, les missionnaires français débarquèrent à Balade, et, malgré des luttes à peu près constantes, avec les naturels qui se montrèrent souvent plus que rebelles à leurs enseignements, ils avaient une assez grande influence dans le pays lors de la prise de possession de cette île, qui eut lieu le 24 septembre 1853. C’est au contre-amiral Febvrier-Despointes, commandant en chef les forces navales françaises de la mer Pacifique, qu’a été réservé l’honneur de planter dans cette intéressante contrée le pavillon tricolore.

Les Français s’installèrent d’abord à Balade, où l’amiral Despointes fit construire un poste militaire : en 1855 arrivèrent en Nouvelle-Calédonie les premières troupes d’infanterie de marine ; déjà, un poste destiné à devenir le centre le plus important, sous le nom de Port-de-France, venait d’être créé à l’extrémité de la presqu’île de Nouméa, sous les auspices de M. le capitaine de vaisseau Tardy de Montravel.

Les premières années de l’occupation furent employées à des voyages de circumnavigation entre les récifs et la terre ; comme cela se fait encore maintenant, les navires mouillaient le soir, on par les temps défavorables, dans une des nombreuses baies qui échancrent partout les côtes de l’île, et comme la côte Est est celle où les abris sont les plus abondants, où les récifs sont aussi les moins dangereux, on lia bientôt de nombreuses relations avec les peuplades qui l’habitent, tandis que celles qui résident sur la côte occidentale n’avaient encore été visitées que peu ou point, lors de mon arrivée en 1863.

Jusqu’en 1856 les naturels montrèrent aux Français une assez grande bienveillance ; à ce moment commença entre la garnison de Nouméa (côte sud-ouest) et les Kanaks[1] des environs, une série d’hostilités, provoquées, suivant les uns, par la présence au milieu de nous, de quelques centaines de naturels de Balade et Poëbo {côte nord-est), néophytes catholiques, amenés par les missionnaires ; suivant les autres, la cause plus probable de ces luttes était tout simplement l’esprit d’indépendance naturel à toutes les races humaines. Quoi qu’il en soit, à divers intervalles, plusieurs massacres furent commis sur les Européens et suscitèrent en retour contre les indigènes des expéditions militaires. Enfin en 1858, au départ de M. le gouverneur du Bouzet le district de Nouméa était à peu près pacifié. Je citerai ici une partie du discours d’adieu que prononça à son départ M. du Bouzet, devant les colons, officiers, soldats et marins, groupés autour de lui, parce que ces paroles peignent l’état du pays à ce moment :

« Les indigènes… comprennent aujourd’hui que leur intérêt est de vivre en paix avec nous, et que nous sommes venus leur apporter non la guerre, mais les bienfaits de notre religion et de notre civilisation.

« Les assassins de nos colons ont été châtiés, ceux qui nous ont échappé, tremblent dans leurs retraites qu’ils ne croient plus inaccessibles, et la paix, la sécurité règnent partout où nous avons établi des relations avec les indigènes.

« … Grâce à vous, les tentes et les cases en chaume où vous avez pendant deux ans bivouaqué, sont remplacées par de bonnes casernes ; amassant vous-mêmes les matériaux, vous avez élevé des magasins en pierre, des ateliers, des blockhaus, vous avez ouvert le pays par des routes dans l’intérieur, commencé des fortifications, creusé des puits, construit des quais et des dé-

  1. Nom par lequel on désigne généralement les insulaires océaniens.