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son gendre, le commandant du Vicar of Bray, arrive du Pérou et désire avoir des nouvelles du capitaine. »

En entendant cette phrase si simple, le nègre fit un haut-le-corps prodigieux, me regarda d’un air effaré et courut à toutes jambes vers la maison. Je pensai qu’il allait prévenir son maître de ma visite, et, tout en m’étonnant un peu de ses gestes bizarres, j’attendis son retour.

Bientôt je le vis reparaître. Autant en partant sa course avait été rapide, autant en revenant sa démarche était compassée. Aux allures de singe qui caractérisent le nègre en général, je crus que celui-ci ajoutait un grain de folie.

« Le senhor mon maître vous présente ses civilités, me dit-il, et vous prie de l’excuser s’il ne vous reçoit pas. D’abord, quand je lui ai appris votre arrivée et que vous demandiez des nouvelles du capitaine, son premier mouvement a été de me lancer un soufflet et un coup de pied, puis, tandis que je me frottais, il s’est radouci et m’a dit : « Valerio, le blanc étranger qui vient du Pérou, n’est pour rien dans cette malheureuse affaire. Qu’on le fasse entrer et qu’on lui serve des rafraîchissements. » Si Vossa Mêcé veut passer au salon et boire un verre de cachassa, d’assahy ou de limonade… ?

— Grand merci, mon brave. J’ai trouvé en route une fontaine, ou, comme on dit ici, un chafariz, et j’ai bu quelques gorgées d’eau dans le creux de ma main.

— Ainsi Vossa Mêcé ne veut rien prendre ?

— Absolument rien. Mais je voudrais savoir pourquoi votre maître vous a frappé lorsque vous lui avez demandé de ma part des nouvelles du capitaine. Est-ce son habitude de battre les gens qui viennent s’informer à lui de son gendre ?

— Chit, chit ! Vossa Mêcé, ne me demandez pas cela !


Vue du Cabildo (palais du président du Para).

— Pourquoi donc ? Est-ce quelque chose que vous ne puissiez dire ?

— Non, Vossa Mêcé ; mais si mon maître savait que j’ai parlé, il me rouerait de coups. »

J’avais dans ma poche un peu de monnaie d’argent péruvienne à moitié oxydée ; et sans trop savoir si elle avait cours au Para, je choisis la plus grosse pièce — quatre réaux, je crois — et la tendis au nègre en lui disant simplement :

« Pour boire un coup quand vous irez en ville. »

Sa discrétion ne put tenir contre une séduction pareille. Après avoir roulé deçà delà ses gros yeux blancs, comme pour s’assurer que personne ne l’épiait ou ne pouvait l’entendre, il se rapprocha de la grille, et dans un portugais baroque mélangé de tupi, dont il s’était servi jusque-là, et que, par égard pour des oreilles parisiennes, j’ai traduit d’une façon intelligible, il me dit à voix basse :

« Puisque Vossa Mêcé est l’ami du capitaine, elle ne doit pas ignorer qu’il était venu au Para pour épouser la fille unique de mon maître et s’associer avec lui. L’Anglais faisait là une bonne affaire ; mon maître est riche. Il a un engenho à Ara-Piranga, deux fazendas de bétail à Marajo et de grands magasins en ville, rue de la Praya. Le mariage eut lieu dans les huit jours ; le beau-père et le gendre s’associèrent. Peu de temps après, la senhora mit au monde un fort beau garçon. Au moment de sa délivrance, le capitaine était à Marajo. Lorsqu’il revint, on lui présenta son enfant déjà baptisé. Mais au lieu de l’embrasser et de remercier Dieu qui le lui envoyait, il prétendit que le pauvre bijou n’était pas de lui, le traita de singe et de moricaud, et fit une scène à casser les vitres. La senhora faillit mourir du saisissement qu’elle en eut. Naturellement, mon maître prit fait et cause pour sa fille ; le capitaine, dont la bile était allumée, lui répliqua par des injures, et comme le