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ler l’air de l’appartement, vicié par le gaz acide qu’exhalait à flots un piano discord.

Les sons de l’instrument, chevrottants et cassés dans les cordes basses, avaient, dans les cordes hautes, des inflexions brusques, sifflantes, métalliques, qui produisaient sur le tympan l’effet du raisin vert sur le palais. Deux mains, qu’à la mollesse du doigté je devinais appartenir à une femme, se promenaient sur son clavier et tentaient de lui arracher des variations sur le vieil air français : Fleuve du Tage, je fuis tes bords heureux, etc. Mais, à toutes les sollicitations de l’exécutante, l’affreux instrument ne répondait que par des hoquets et des grincements de laiton.


Cathédrale du Para.

En écoutant renacler ce piano brésilien, je regrettai, au point de vue de l’art, de n’en pas voir un tout pareil dans la Géhenne de Dante Alighieri, où son introduction eût produit un effet dramatique, et allongé d’autant la liste des supplices de la perduta gente. Mais les pianos n’étaient pas inventés au temps où le Gibelin écrivit sa trilogie mystique. Sans cela, il est probable que les traducteurs du poëte eussent trouvé dans son Enfer quelque misérable maëstro, de son vivant trop prompt à dénigrer l’œuvre de ses confrères, et condamné, après