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Notre-Dame. En cheminant de nouveau dans les rues, je fis simultanément deux remarques, dont plus d’un lecteur, à ma place, n’eût fait que rire, mais dont j’eus la faiblesse de m’émouvoir : mes pantalons, blancs comme neige en quittant le bord, étaient teints en rouge jusqu’à mi-jambe et mes chaussettes étaient noires de puces. Comme on pourrait chercher longtemps, sans le trouver, le mot de ce rébus, autant le dire tout de suite. Le sol du Para est formé d’une terre rouge et friable — tuyuca puëtani — qui varie de nature suivant l’époque de l’année ; poussière en temps de sécheresse et boue dans la saison des pluies. À l’inconvénient de saupoudrer ou d’engluer de rouge les êtres et les choses soumis à son contact, cette terre joint celui de favoriser la propagation des puces et des chiques, vermine parasite dont l’utilité ici-bas n’est pas encore clairement démontrée. Or, on était en août, mois de l’année où le ciel sans nuages brille d’un pur éclat : la terre du Para, sèche jusqu’à la calcination, s’en allait en poussière, et les pieds des passants, en soulevant à flots épais cette poussière, soulevaient aussi des myriades de puces qui s’y tenaient cachées.

Tout en déplorant ma mésaventure et frictionnant mes chevilles l’une par l’autre, pour déjouer la tactique de l’ennemi et me garer de ses piqûres, je marchais vers mon but, confiant dans ce dicton, que tout chemin conduit à Rome et doit conduire à Nazareth.


Nossa Senhora das Merces (église militaire).

Après un certain nombre de zigzags, j’atteignais en effet l’extrémité sud-ouest de la ville. À cet endroit un brusque changement se produisit dans le décor ; les rues s’interrompirent, les passants disparurent, les maisons s’éparpillèrent et se firent rares, des clôtures en planches bordèrent les chemins ; la cité resta derrière moi. J’entrai de plain-pied dans une région de pelouses rases, doucement ondulées, où de maigres taillis, appelée cipouëras[illisible], remplaçaient les forêts vierges d’autrefois. Des sentiers serpentaient à travers ces gibbosités du terrain ; quelques-uns s’allaient perdre dans les fourrés ; d’autres aboutissaient à de jolies villas, cachées comme des nids d’oiseaux dans l’ombre des manguiers et des cocotiers.

Au tournant d’un de ces sentiers, un bruit de musique vint frapper mon oreille. Je m’arrêtai pour écouter. Ces sons mélodiques, mais aigrelets comme un petit vin d’Argenteuil, semblaient sortir d’un massif d’arbres qui restaient à ma droite. J’allai de ce côté, et découvris, derrière une lisière d’orangers, une maison blanche et carrée, avec des volets peints en gris. Toutes les fenêtres de ce logis étaient fermées, à l’exception d’une seule qui, de loin, faisait comme un trou noir à sa façade. Cette ouverture me parut destinée à renouve-