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qu’en pays chrétien le dimanche est un jour de repos, la cessation des travaux dans cette sucrerie nous fut annoncée dès six heures du soir par un bruit de guitare et des éclats de voix, qui, vers dix heures, ressemblaient aux hurlements des fauves, plutôt qu’à l’expression de la gaieté humaine. Comme la réunion bachique et dansante avait lieu dans l’intérieur des bâtiments, on ne pouvait voir les individus qui la composaient ; le pilote et les hommes de l’équipage en étaient réduits à des conjectures sur la cause probable de ce sabbat, que le premier attribuait à une noce de Tapuyas, et les seconds à l’anniversaire d’un Saint qu’on fêtait à l’américaine, avec des danses, des chansons et quelques outres d’eau-de-vie. Ne connaissant ni le pays, ni les mœurs de ses habitants, je n’en pouvais rien dire et me contentais d’écouter. Mais si l’intensité du plaisir doit se mesurer au bruit que font ceux qui s’y livrent, les gens que nous entendions sans les voir, devaient s’amuser fort !

Le lendemain, un épais brouillard étendu sur l’eau faillit nous occasionner des avaries sérieuses. À l’angle formé par un bras du Moju et l’embouchure de la rivière Acara (aliud Huacara), notre sloop toucha contre un rocher couvert de magnifiques huîtres. Un coup de barre, donné à temps par le pilote, rejeta sur babord le petit navire, qui en fut quitte pour une éraflure à la joue.

La marée suivante nous conduisit au milieu d’un gracieux archipel, formé d’îles d’un quart de lieue de circuit et d’îlots de dix pieds de long. Des arbres, enlacés par leurs branches ou se touchant par leur feuillage, abritaient ces îles et ces îlots sous un parasol de verdure. Sans l’aide du peloton d’Ariane, le pilote réussit à trouver l’issue de ce labyrinthe ; et comme je le complimentais sur son adresse, il sourit et me fit signe de me taire pour écouter.


La sucrerie de Juquiri.

Un carrillon de cloches sonnant une vesprée arrivait jusqu’à nous. Ce bruit semblait venir de derrière une langue de terre boisée que nous longions en ce moment. Quelques minutes après, la pointe de ce cap était dépassée, et la ville de Santa Maria de Belem do Para, capitale de la province, nous apparaissait avec sa longue ligne de maisons et les clochers de ses églises, d’où s’envolaient comme des voix ailées toutes ces sonneries.

Nous allâmes jeter l’ancre à l’endroit de la baie dit la Pointe de l’Arsenal. Nous embrassions d’un regard toute la face orientale de la cité, c’est-à-dire un interminable cordon de maisons à plusieurs étages, blanches, lisses, carrées, dont le faîte se détachait sur l’outremer du ciel, et la base sur le ton fauve d’une plage de sable. Quelques détails heureux atténuaient la sécheresse et la roideur de cet ensemble. À gauche, c’était le dôme rococo d’un couvent ; en face, l’auvent trigonal de la douane ; puis çà et là, un bout de rue ombreux, s’enfonçant dans la perspective, ou un débarcadère, dont la ligne de pilotis faisait l’effet d’un peigne gigantesque engagé dans la vase. Au-dessus des toitures, apparaissaient, mêlés aux longues hampes des pavillons consulaires et aux stipes des palmiers miritis, les clochers ouvrés de Nossa Senhora das Mercès et de la Cathédrale. Une colline bien coupée, baignant dans le fleuve et chargée de maisons, terminait la ville dans la partie du nord. Sur toute cette étendue, à vingt pas de la rive, des bateaux et des batelets du pays, vigilingas, cobertas, égaritéas, montarias, uvas ou pirogues, étaient amarrés à des pieux. En deçà, plus au large, les sloops et les goëlettes, rapprochés bord à bord, formaient comme des tas compactes. De gros navires de commerce avec leurs mâts calés, dormaient à l’ancre en attendant un chargement. D’autres navires louvoyaient sous leurs basses voiles pour entrer dans la baie ou pour en sortir.