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vie et les jours tissés de crin ou de soie que la Parque me file, ne crains pas, défroque chérie, après m’avoir fait honneur au désert, de passer du coin de la borne dans la hotte du chiffonnier ! De retour sous mon toit, je veux t’accrocher à ce clou où Alibée, devenu vizir, suspendit autrefois son sayon de pâtre. Peut-être bien te reprendrai-je un jour !

Midi sonnait à l’horloge civilisée d’Igarapé-Miri quand nous levâmes l’ancre. La marée commençait à descendre, et nous en profitâmes pour faire du chemin. Nous voguâmes paisiblement jusqu’à sept heures ; puis nous nous arrêtâmes devant une plage noyée où de grands bâtiments étaient construits sur pilotis. Un débarcadère en pente, bordé d’un garde-fou, conduisait à ces bâtiments, qu’on nous dit être les communs et les servitudes d’une tuilerie desservie par une cinquantaine de nègres esclaves. La tuilerie et son personnel appartenaient à un prêtre sexagénaire, appelé le P. Philippe.

La pleine lune, qui se leva bientôt et jeta sur ces constructions une vive lumière, nous laissa voir une petite porte, pratiquée dans un pan de mur, en tête du pont. Ce mur, bâti en cul-de-four d’abside et surmonté de deux tourelles, était, nous dit-on, le chevet d’une chapelle à laquelle les tours joujoux servaient de campaniles.

Une cloche tinta dans l’intérieur. Bientôt après, à certain bourdonnement confus, lent, monotone, entrecoupé de pauses, qui se dégageait par les pores vibrants de l’édifice, je crus comprendre qu’une prière était dite en commun. Une voix isolée, probablement celle du maître, psalmodiait l’antiphone ; les esclaves faisaient les répons. Dans cette solitude, au bord de ces eaux calmes, par cette nuit tiède et sereine, les voix de ces malheureux, qui s’élevaient vers Dieu comme pour le prendre à témoin de l’injuste rigueur de leur destinée, et le prier d’abréger une trop longue épreuve, ces voix
La tuilerie du père Philippe.
avaient un accent lamentable dont je me sentais remué. Dans ce chœur invisible, expression de la douleur sans espérance, une seule voix détonnait ; c’était celle du révérend P. Philippe. Que pouvait demander à Dieu sans le courroucer contre lui, ce prêtre possesseur d’un troupeau d’esclaves ?

Les voix se turent. La prière était dite. Chaque esclave rentra dans son carbet. Un instant après, la petite porte placée en tête du pont s’ouvrit et donna passage à un nègre qui vint s’étendre sur le débarcadère et y fumer sa cachimba. Quand sa provision de tabac fut épuisée, l’homme posa sa pipe près de lui et se mit à chanter à la lune un de ces caplaos de la côte de Guinée, dont la mesure est si lente et l’air si navrant. En écoutant ce nègre et regardant cette chapelle dédiée à Jésus, l’apôtre et le martyr des libertés saintes, je ne pus m’empêcher de rapprocher en idée le prêtre simoniaque qui l’avait édifiée et le pauvre esclave du prêtre, qui chantait, vivante ironie, devant le seuil du Crucifié.

Vers minuit nous levâmes l’ancre et nous voguâmes avec la marée à l’aide des rames, tant que le flot voulut bien nous porter. À huit heures du matin, nous nous arrêtions devant une maison quelconque bâtie sur pilotis. Les portes et les fenêtres de ce logis étaient hermétiquement closes. Durant la halte de cinq heures que nous fîmes en cet endroit, nous ne vîmes ni homme, ni femme ; ni chien, ni chat ; ni poule, ni pigeon. En revanche, la réverbération du soleil sur ces murs blanchis à la chaux faillit nous aveugler.

La seconde marée nous conduisit sous les murs d’un engenho de moer cannas — lisez sucrerie. — Le site avait nom Juquiri. Près de là se trouvait un vaste chantier, dépôt ou entrepôt, — je ne sais lequel, — de bois de construction, appartenant à l’État. Ce jour était un samedi, et, comme le samedi est voisin du dimanche, et