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peints en vert de Scheele, complètent la physionomie de cette église, sans rivale dans le pays.

Le seul reproche artistique que nous pourrions adresser à la paroissiale d’Igarapé-Miri, bâtie à quarante pas du rivage, c’est de manquer d’air et de perspective. On a par trop le nez dessus. De l’endroit où nous sommes, un navigateur facétieux pourrait, en allongeant le bras à travers la place, atteindre la cloche dans le clocher et la mettre en branle.

Ce défaut de l’église, si c’en est un, est suffisamment racheté par la régularité de la ville, l’air de santé et de joie des maisons, la coquetterie du paysage et la grâce piquante de certains détails. Sans parler du quinconce de palmiers miritis, qui fait à Santa-Ana un boulevard d’entrée, quoi de plus pittoresque que la ligne de pilotis, coupée par des échelles, qui forme un revêtement extérieur à son port ? Leurs pieux et leurs poutrelles, verdis par l’humidité, estompés par une ombre chaude, tremblent confusément, réfléchis dans l’eau qui se plisse à leur base et l’entoure en passant d’un filet d’écume nacrée.

Que dire de ces escaliers couverts ds moisissure, bosselés d’une croûte d’huîtres et frangés de confervacées, dont le courant déroule et peigne incessamment les longs cheveux ? À quoi comparer l’ardeur et l’intensité de leurs tons, la fraîcheur et la suavité de leurs nuances ? Aux mousses de velours, aux lichens irisés, aux sedums ou aux leprarias baignés de rosée ? Marilhat, Decamps, Delacroix, ô maîtres ! qu’êtes-vous devenus et que pouvez-vous peindre à cette heure, qui vaille ce pilotis d’Igarapé-Miri, dont le gâchis splendide eût si bien convenu à vos brosses de coloristes !

Pendant que je m’extasiais sur la magnificence de ces planches pourries, notre sloop Santa-Martha s’était mêlé à des bateaux de son tonnage et de sa connaissance, et s’informait à eux en langue de sloop, de la situation commerciale du marché, de la hausse présumable de
De l’influence du costume sur les hommes en général et sur les bourgeois brésiliens en particulier.
certains produits, de la baisse probable de quelques autres, toutes choses auxquelles je ne comprenais rien. Laissant ces bateaux jacasser entre eux, j’ai mis un album sous mon bras, j’ai enjambé le bordage et suis allé m’asseoir sur les marches de la croix. Un troupeau de cochons de lait, conduit par un Indien, traversait la place ; j’ai croqué l’homme et les bestioles. Des bourgeois de la ville, que ma présence paraissait intriguer, se sont avancés et ont fait cercle autour de moi, mais sans m’adresser la parole. Tout en dessinant, je les voyais chuchoter entre eux et se pousser du coude en ricanant. De quoi riaient-ils donc ainsi ? De ma personne, de mon dessin, de mon habillement ? des trois choses peut-être. Quelques mots, que j’ai pu saisir, m’ont fait comprendre qu’il s’agissait de mon costume.

Ces messieurs, porteurs de favoris taillés en côtelettes, habillés de blanc de la tête aux pieds, ornés de chaînes d’or et de breloques, trouvaient déplacé, ridicule, anti-constitutionnel même, à ce qu’il m’a paru, qu’un individu osât se produire chez eux avec une barbe pendante, des cheveux flottants sur le dos, un chapeau de paille endommagé par les épines, une chemise rouge, un pantalon de toile et des souliers nankin. Heureusement mon croquis s’acheva, et je pus repartir sans avoir entendu les gamins d’Igarapé-Miri me poursuivre de la huée carnavalesque que nos polissons parisiens ont rendue célèbre.

Eh quoi ! me disais-je en regagnant le sloop, ces vêtements aux couleurs vives, dont s’émerveillaient si fort les sauvages et qu’ils palpaient avec une secrète convoitise, ces vêtements provoquent aujourd’hui le rire des civilisés ! Il va donc falloir les quitter pour vêtir une autre livrée ; prendre congé de la nature et des pantalons sans bretelles, arborer de nouveau les cols, les faux-cols, et rentrer dans la société. Affreuse perspective ! Mais, quels que soient les hasards futurs de ma