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d’injures ; quelquefois aussi un alqueheiro[1] de farine de manioc qu’elles obtiennent du patron pour quelques sous de cuivre ou pour l’amour de Dieu, et qu’elles rapportent joyeusement à terre où leur famille les attend pour manger un Chibé[2].

Deux de ces pauvres cigales, envolées de je ne sais quel igarapé, s’abattirent un jour sur le sloop pendant qu’il était à l’ancre. Notre pilote fort peu sentimental de sa nature, parlait de les noyer comme de jeunes chats, si elles n’évacuaient le pont à l’instant même. J’obtins à grand’peine qu’elles passassent quelques heures avec nous. Je ne sais trop combien de repas elles firent, mais au coucher du soleil on les débarqua toutes ballonnées ; elles avaient dû manger pour une semaine.

Voici que nous touchons à l’extrémité du canal des Brèves. Devant nous, du nord-est au sud-est, s’étend une mer sans limites ; à notre droite un affluent d’eau verte dont nous ne voyons qu’une rive, semble venir du sud. Cet océan, c’est la baie do Limoeiro. La rivière qui coule à notre droite est le Tocantins.

Le soleil est encore haut à l’horizon et cinq heures suffisent pour traverser la baie ; mais le pilote trouve qu’il vente trop pour entreprendre cette traversée et ordonne de jeter l’ancre. Nous partirons demain au petit jour.

Les arbres de la rive se dessinent en noir sur un ciel grisâtre à l’heure où nous dérapons ; un vent léger, le zéphyr des poëtes, s’est levé avec l’aube et suffit à gonfler notre voile qui s’arrondit comme un sein plein de lait. Le pilote est debout à la barre et laisse porter en plein, afin que pas un pouce de toile ne soit perdu pour ce souffle propice. Quand
Végétation du canal Moju.
les croassements des psyttacules et les hurlements des guaribes commencent à se faire entendre, l’embouchure du canal des Brèves s’est refermée derrière nous. Nous voguons au large ; l’eau nous environne de tous côtés. À mesure que nous avançons, le vent fraîchit ; l’onde se creuse. Quand paraît le soleil, nous sommes au milieu de la baie ; le sloop roule, tangue et plonge son beaupré dans la lame ; on se croirait en pleine mer. Pour ajouter à l’illusion, des nuées de mouettes blanches à dos cendré, vont et viennent en rasant la vague.

Nous filons avec une rapidité merveilleuse. Une ligne bleuâtre se dessine à tribord. Le sloop, comme éperonné par notre pilote, qui laisse porter de plus en plus, se couche presque sur le flanc, tant le vent pèse dans sa voile. La ligne bleue s’est élargie et tourne au vert. Nous commençons à distinguer le faîte ondulé des forêts. Bientôt des palmiers apparaissent. Quelques points blancs, qui doivent être des maisons, se détachent sur les verdures. « Pilote, sont-ce les demeures de Cameta ? »

Mais, tout occupé de la conduite du sloop, qui vole comme si les vents déchaînés gonflaient leurs joues à ses sabords d’arrière, le pilote dédaigne de me répondre. Pendant qu’il calcule sans doute combien de temps est nécessaire encore pour franchir cet espace immense qu’on appelle l’embouchure du Tocantins, une effroyable secousse lui arrache le gouvernail des mains et l’envoie tomber à trois pas de là, assis sur son derrière. Avant qu’il se soit relevé, un craquement succède à la secousse, et le navire se couche sur un banc de sable, que le pilote n’avait pas aperçu. Digne pilote !

Les Tapuyas, hurlant, jurant, se sont jetés à l’eau. À l’aide d’étais et de béquilles, ils tentent de redresser et de remettre à flot la pauvre coque, que la lame soufflette cruellement ; mais elle est si bien ensablée, que leurs efforts n’aboutissent à rien. Après tout, l’accident n’aura d’autres suites fâcheuses, qu’une perte de temps. Quand

  1. C’est un panier d’environ cinquante centimètres en carré, rappelant par sa configuration nos paniers à bière. Les Indiens le fabriquent avec des folioles de palmier ou des feuilles de balisier et toujours par douzaines ; les ménagères y renferment la farine de manioc après qu’elle est séchée, la recouvrent de feuilles et assujetissent le tout au moyen d’une liane. Ces paniers si fragiles, qu’ils se brisent facilement entre les doigts, ne sont bons qu’à jeter une fois vides.
  2. Le chibé ou mingao est un aliment-boisson que l’indigène prépare lui-même au fur et à mesure de ses besoins. Il lui suffit de jeter dans une calebasse une poignée ou deux de farine de manioc, de noyer d’eau fraîche cette farine qui se gonfle sans se dissoudre, et d’avaler le tout en commençant par le liquide et finissant par le solide ; c’est-à-dire par le résidu de farine grenue resté au fond du vase.