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ges hospitaliers, ni voisins charitables auxquels, le cas échéant, ils puissent emprunter un déjeuner ou un dîner : les voisins, quand il s’en trouve, sont des seringueros comme eux, aussi affamés qu’eux et qui gardent pour leur famille la poignée de farine et la semelle de poisson sec qu’ils peuvent posséder. Dans cette région des canaux, pareille à la Tour de la Faim du Dante, chaque individu se sent disposé à manger son voisin plutôt qu’à partager avec lui sa ration d’aliments. Un apôtre du communisme se produisant parmi ces seringueros et leur prêchant, au nom de la vertu, le partage des biens, serait instantanément lapidé comme saint Étienne, crucifié comme saint André, ou rôti comme saint Laurent.

S’il peut paraître étrange à quelque lecteur de voir ces pauvres diables en proie aux tourments de la faim, quand, selon lui, la chasse, la pêche et les fruits sylvestres pourraient leur procurer un ordinaire convenable, nous répondrons à ce lecteur, que les fruits comestibles sont très-rares dans les forêts de cette partie du Bas-Amazone ; que le gibier, devenu farouche à force d’être poursuivi s’est réfugié dans l’intérieur des terres ; qu’enfin, les poissons ont suivi la direction du courant et se sont établis dans le grand bras du fleuve. Ceux qui habitent la région des canaux sont devenus plus rusés que des Frontins de comédie et connaissent les vingt espèces de traquenards que l’homme inventa pour les prendre. En outre, ce sont de fort chétives brêmes et de maigres ablettes, qui sentent leur vase natale et qu’on ne mange guère qu’en désespoir de cause ou d’appétit.

Un jour, que notre sloop était ancré devant la plage d’un engenho, certain métis chevelu, barbu, porteur d’une chemise brodée et de boucles d’oreilles, que j’aperçus pêchant à l’épervier et à qui je demandai des nouvelles de sa pêche, me répondit en portugais d’un air tragi-comique : « Ah ! senhor, le diable seul pourrait prendre ces poissons-là. Ils sont si roués qu’ils comprennent jusqu’au latin ! »


Échouement du sloop Santa Martha dans la baie do Limoeiro.

Le vent de disette qui souffle dans la partie du pays que nous traversons, flétrit un peu son charme pittoresque. On se sent de l’humeur contre cette nature qui s’amuse à étaler un luxe insensé et refuse à l’homme une chétive nourriture. Chaque jour ces lieux sont témoins de scènes qui paraîtraient burlesques, si elles n’étaient affligeantes. À peine une embarcation venant d’en haut, on désigne ainsi le cours supérieur de l’Amazone, paraît-elle dans les canaux, que des voix parties on ne sait d’où, hêlent son équipage ; puis les buissons s’écartent et la face hâve d’un seringuero se montre au bord de l’eau. « Farine à vendre ? crie-t-il aux matelots Tapuyas. » Ceux-ci se contentent de secouer la tête sans répondre. Au lieu d’un homme, si c’est une femme qui interpelle de la sorte ces mêmes matelots, ils lui décochent au passage un trait plaisant, mais assez vif, pour que la pauvre créature disparaisse plus vite encore qu’elle n’est apparue.

Devant les fermes et les métairies sises au bord de la rive et toujours construites sur pilotis, ce qui par parenthèse leur donne l’air d’être montées sur des échasses, de pareilles demandes sont adressées aux voyageurs venant de l’Ouest. On voit des têtes apparaître aux fenêtres ; des mains agiter des mouchoirs en guise de signaux ; des femmes courir au-devant des embarcations, entrer dans l’eau jusqu’à mi-corps et débiter aux équipages des harangues touchantes que ces derniers écoutent en riant. Certaines de ces femmes plus hardies ou plus affamées, se jettent résolûment dans un canot, rament vers les bateaux et les prennent à l’abordage. Le prix de leur vaillance est quelquefois une bordée