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côté d’un Indien couché à plat ventre, deux individus de sexe distinct tressaient en commun un panier de jonc.

Ces trois barques ainsi peuplées, touchaient à la forêt dont la masse éclairée par derrière se faisait ombre à elle-même. Quelques rayons furtifs doraient seuls l’extrémité supérieure des branchages. Une demi-teinte verdâtre et vaporeuse enveloppait tous les objets, atténuait leurs contours trop précis, éteignait leurs couleurs trop vives et répandait sur l’ensemble ce charme discret et voilé qui plaît tant à certaines âmes. Un peintre ne trouvant rien à remanier dans ce tableau tout fait, l’eût reproduit tel quel, avec sa réflexion vague et confuse dans l’eau jaune des Brèves.

À la marée suivante notre sloop se rapprocha de ces bateaux. Nos hommes prirent langue avec leurs équipages et nous voguâmes de conserve. Ces Tapuyas, d’ailleurs un peu bohêmes, étaient des Seringueros, qui, pour tirer parti de leur industrie, cherchaient une forêt propice et des arbres féconds. Humbles préparateurs de la séve laiteuse de l’Hevæa Guianensis, que les anciens Omahuas appelaient Cahechu, ils promenaient de canaux en canaux leurs haches et leurs moules d’argile cuite, faisant une halte d’un mois ou deux dans les endroits abondants en Ficus.


Végétation des canaux du Bas Amazone.

Au moment de prendre congé de nous, ils nous avouèrent que la concurrence paralysait si bien leur industrie, qu’ils n’en retiraient pas de quoi garnir suffisamment leur estomac. Quelques maigres bouchées étaient la seule satisfaction qu’ils donnassent de temps en temps à ce viscère. De là, chez la plupart d’entre eux, un appétit chronique et inassouvi qui datait de plusieurs années. La marmite qui bouillait sur le pont d’un de leurs bateaux, n’était, hélas ! qu’un trompe-l’œil ; au lieu de viande, elle contenait des chemises sales. Ce que j’avais pris pour une daube ou une étuvée était une lessive ! Je gratifiai ces pauvres affamés d’un panier de farine de manioc en échange duquel je reçus force remercîments des femmes et une bénédiction du vieux Tapuya à la longue pipe.

L’histoire des seringueros que nous laissions derrière nous, est celle de tous les industriels du même genre que la concurrence a chassés des îles du Bas-Amazone où l’exploitation du caoutchouc (seringa) a lieu sur une grande échelle. La région des canaux où ces parias du travail se sont réfugiés, n’offre que de faibles ressources à leur industrie. Ils ont à chercher longtemps les arbres lactifères ; puis, ces arbres trouvés, à se donner beaucoup de mal pour en arriver à manger un peu, se vêtir à peine et parer aux frais d’entretien de leurs embarcations. Après six mois d’un labeur assidu et le produit de ce labeur écoulé au Para, ils rentrent dans la forêt aussi besogneux qu’ils en sont sortis. Autour d’eux, ni villa-