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m’a regardé d’un air étonné. Je crois avoir répondu à son regard par une grimace. Au fait, ai-je donc eu tort ? À quoi rimaient dans le détroit des Brèves, au milieu du plus splendide paysage que la nature ait pu créer, cette ménagère jaune et ce meuble rouge, qu’elle astiquait éperdument, comme un fantassin sa giberne ?

À mesure que nous avançons, les terrains s’abaissent de plus en plus ; la base des forêts est cachée sous un édredon de plantes superbes, dont les tiges sont submergées et dont les feuilles et les fleurs pointent seules au dehors. Ces plantes sont toujours des héliconias, des marantas, des canacorus, des colocasiées et des arums, dont l’axe jaune et charnu, placé au centre de la spathe d’un blanc laiteux, me fait l’effet d’une bille de beurre frais, dressée dans un godet d’albâtre. Cette végétation, grassement modelée, fraîche, humide, lustrée, donne une irrésistible envie de se rouler dessus.

En certains endroits, les Rhizophora-mangles, arrondissant leurs branches nues au bord de l’eau, offrent un pêle-mêle d’arcades romanes et d’ogives gothiques, les plus curieuses et les plus amusantes du monde. Dans la chaude pénombre, projetée par leurs voûtes, rampe et se meut une étrange population de petits crustacés bicolores. Le mangle a, comme le Figuier des Pagodes, la faculté d’être son propre horticulteur et de s’attacher, par une racine, à tout ce qu’il touche. De là, cette multitude d’arcs, d’arceaux, de cintres pleins ou surbaissés, qu’il plante autour de lui, croise, mêle et combine, selon le logarithme de la plus riche fantaisie.

Vers midi, quand le soleil fait rage au dehors, il se passe, sous ces berceaux frais et ombreux, des scènes d’un haut intérêt entomologique et conchyologique. Tétards, gyrins, tipulles, hydrocarisses, araignées d’eau, moustiques, éphémères, y exécutent des fantazias et des régates merveilleuses aux applaudissements des crustacés lilliputiens qui représentent la masse du public ; des
Vue du village des Brèves, dans le canal de ce nom.
huîtres gravement assises dans le joint des rameaux, comme des juges dans une tribune, président ces jeux nautiques, acclament les vainqueurs et s’apitoient sur le sort des vaincus avec ce bâillement qui est le langage des huîtres.

Certaine après-midi, à marée basse, pendant que le sloop était échoué sur la vase et que l’équipage cherchait dans la forêt des drupes d’Assahy pour en faire du vin, je m’armai d’un épieu et descendis dans le canal dont l’eau mouillait à peine mes rotules. J’errais depuis un moment le long du rivage, inspectant l’intérieur des berceaux de mangles et m’amusant fort des combats réels ou simulés que s’y livraient les insectes dont j’ai parlé, lorsqu’au détour d’une plage, j’aperçus trois égaritéas restées à sec comme notre sloop et comme lui attendant le retour du flot pour continuer leur voyage.

Ces bateaux placés bord à bord offraient chacun une scène distincte. Sur le premier, pourvu à l’arrière d’une espèce de roufle en palmes tressées, se tenait immobile une jeune femme peau-rouge portant dans ses bras un enfant ; près d’elle, un homme de sa couleur était assis, le dos appuyé aux montants du roufle, dormant ou paraissant dormir. Un troisième individu, penché à l’avant de l’égaritéa, plongeait dans l’eau, pour le remplir, un seau vide attaché à un bout de corde. Un feu de branchages brûlait sur des mottes de terre humides. Une marmite était placée dessus. Des haillons traînaient çà et là. Un ara rouge et bleu tentait l’escalade du roufle.

Les deux bateaux qui faisaient suite à celui-ci, étaient reliés par un hamac dont les cordes allaient s’attacher à chacun de leurs mâts. Dans ce hamac un vieux Tapuya obèse et nu jusqu’à mi-corps, fumait une pipe de terre à long tuyau. Au-dessous du bonhomme, un rameur jouait de la flûte en face d’une vieille femme qui fourrageait la chevelure d’un enfant et portait à sa bouche les insectes qu’elle y trouvait. Sur le dernier bateau, à