Page:Le Tour du monde - 16.djvu/136

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.


VOYAGE DE L’OCÉAN PACIFIQUE À L’OCÉAN ATLANTIQUE
À TRAVERS L’AMÉRIQUE DU SUD,


PAR M. PAUL MARCOY[1].


1848-1860. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.


Séparateur



BRÉSIL.


DOUZIÈME ÉTAPE.
DE TABATINGA À SANTA MARIA DE BELEM DO PARA (suite).


De la civilisation représentée par une console d’acajou. — Paysages, tournois et carrousels. — Indiens Tapuyas attendant Le retour de la marée. — Qui traite de l’appétit chronique des préparateurs de la séve du ficus elastica, que les Indiens appellent cahechu, les Portugais seringa et que nous nommons caoutchouc. — Traversée de la baie du Limoeiro. — La rivière Tocantins. — Le détroit d’Igarapé-Miri. — Les Engenhos. — La ville de Santa Ana do Igarapé-Miri. — De l’influence du costume sur les hommes en général et sur les bourgeois brésiliens en particulier. — Un prêtre et ses esclaves. — La sucrerie de Juquiri. — Arrivée au Para. — Panorama de la ville de Santa Maria de Belem.

Cette magnifique tempête se termina prosaïquement par un grain de pluie. L’accident survenu au sloop par le fait de la marée fut réparé, six heures plus tard, par la marée elle-même, en vertu de l’adage similia similibus curantur des médecins homœopathes. Au reste, de pareils échouements sont très-fréquents dans les canaux et les équipages des bateaux s’en préoccupent peu. Ils descendent à terre, allument du feu, chassent, pêchent ou font un somme, en attendant que le retour du flot soulève de nouveau leur coque échouée.

Si le pilote et ses hommes oublièrent bientôt l’affreuse nuit que nous avions passée dans le détroit des Brèves, il n’en fut pas ainsi de moi. L’entière confiance que j’avais eue dans ses eaux calmes, confiance que celles-ci avaient indignement trahie, me courrouçaient très-fort à leur endroit. À dater de cette heure, non seulement je ne crus plus à l’infaillibilité des proverbes, ainsi que je l’avais fait jusqu’alors, mais j’allai même jusqu’à me défier des apparences. J’avais appris à mes dépens, qu’il n’est pire eau que l’eau qui dort.

Le village des Brèves, dont les péripéties de la nuit m’ont empêché jusqu’ici de parler, est situé sur la rive droite du canal de ce nom. Il compte une vingtaine de maisonnettes et quatre ou cinq fois autant d’habitants. Je ne saurais dire si ce village a donné le nom de Brèves au canal ou l’a reçu de lui, mais ce dont je crois être sûr, c’est que l’ancien nom du canal était Parahüau, et qu’en 1615 il était encore habité par des Indiens Caraïbus, — d’anciens Caraïbes peut-être, — qui s’évanouirent au souffle de la conquête portugaise. Plus tard, du nom de Caraïbus, on fit le qualificatif Carabobocas, — bouche des Caraïbus, — qui fut appliqué au canal. Ce canal, en effet, est une bouche ou plutôt une trompe, que l’Amazone plonge dans la grande baie do Limoeiro.

Les Caraïbus ne firent qu’apparaître et disparurent aussitôt. Mais les Tupinambas, leurs voisins et autrefois leurs alliés, luttèrent désespérément dans ce même canal contre les Portugais, et ne subirent le joug de ces derniers qu’après la destruction de leurs villages, le supplice de leurs principaux chefs[2] et l’extinction presque totale de leur caste. Aux Tupinambas succédèrent les Tucujus et les Tapuyasus, deux nations dont il ne restait plus rien en 1650.

Les Tapuyasus ou Tapuyas revivent de nos jours, mais seulement par leur nom patronymique, dans cette population de serfs prélevés sur tous les points de l’Amazone. Le Tapuya de l’époque actuelle est tour à tour, et selon les besoins de l’État qui l’enrôle de force, ou la fantaisie du propriétaire qui lui sert de patron, soldat, matelot, pêcheur, chasseur, manouvrier ou simple portefaix ; il est le terme le plus élevé de la série d’asservissement qui commence à la bête de somme, se poursuit par le nègre et le cafuze, passe au mamaluco et finit à l’Indien.

Notre sloop s’est engagé dans la partie le plus étroite du canal. D’une rive à l’autre, la distance est à peine de quatre-vingts mètres. Le paysage est toujours d’un grand style et abonde en détails charmants, mais des propriétés rurales, ornées de maisons blanches à volets couleur sang de bœuf, s’y mêlent intempestivement et le défigurent. Ces fazendas et ces engenhos me font l’effet de pustules sur un beau corps.

Ce matin, vers huit heures, comme nous passions devant une de ces maisons bâties sur pilotis, j’ai aperçu, par la fenêtre ouverte, une femme jaune et osseuse, peu vêtue et fort mal peignée, laquelle étendait, à l’aide d’un chiffon de laine, un vernis quelconque sur une console d’acajou neuf. Cette femme a interrompu sa besogne et

  1. Suite. — Voy. t. VI, p. 81, 97, 241, 257, 273 ; t. VII, p. 225, 241, 257, 273, 289 ; t. VIII, p. 97, 113, 129 ; t. IX, p. 129, 145, 161, 177, 193, 209 ; t. X, p. 129, 145, 161, 117 ; t. XI, p. 161, 177, 193, 209, 225 ; t. XII, p. 161, 177, 193 et 209 ; t. XIV, p. 81, 97, 113, 129, 146 ; t. XV, p. 97, 113, 129, 145 ; t. XVI, p. 97 et 113.
  2. Bento Maciel Parente, septième Capitaô-Mor de la province du Para, en fit pendre vingt-quatre à la même potence.