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cipités. Pour comble d’épouvante, le sloop roulait affreusement de tribord à bâbord. Tantôt le roulis me jetait contre les sacs de théobrome, tantôt c’étaient les sacs qui, se ruant sur moi, menaçaient de m’aplatir contre la cloison. J’étais dans la situation perplexe d’une souris captive, qu’on ballotte, pour l’étourdir, contre les parois de la souricière. Cependant, la porte était introuvable. De quelque côté que s’appuyassent mes mains, je ne sentais que les maudits sacs, toujours en mouvement. Tout à coup une lueur brillante, passant à travers les fentes de la cloison, a éclairé l’intérieur du roufle. Je me suis aperçu que je tournais le dos à la porte d’entrée. Me lancer contre cette porte, l’assaillir des pieds et des mains à la fois, en poussant des cris inhumains, a été l’affaire d’une seconde. La possibilité d’un incendie se présentait à moi et, à l’idée d’être grillé vif sur une litière de cacao, je sentais, comme on dit en littérature, mes cheveux se dresser sur ma tête. Par bonheur, le vacarme que je faisais fut entendu des gens de l’équipage. Une main officieuse tira le verrou ; les deux battants de la porte s’ouvrirent brusquement et une bouffée de vent me fouetta le visage.


Végétation du détroit des Brèves.

Une tempête effroyable était déchaînée dans l’air. Au nord, à l’est, au sud, les éclairs ouvraient dans le ciel des perspectives fantastiques. On eût cru voir flamboyer à la fois une douzaine de cratères. Ni les éclairs patagons qui crépitent, ni les éclairs andéens qui aveuglent, n’ont l’éclat rutilant des losanges de feu qui se croisaient autour de nous. Un vent furieux ployait et secouait les arbres des deux rives. L’eau du canal, si profondément calme au coucher du soleil, était agitée jusqu’à la démence et ressemblait à une nappe de lait en ébullition. Le sloop, à sec de voiles, volait plutôt qu’il ne voguait sur cette surface écumeuse. Le squelette de sa mâture et de ses agrès détachés en noir sur le fond du ciel embrasé comme une fournaise, lui donnait l’air de ces croiseurs-fantômes qui traversent, avec la rapidité de la flèche, l’Océan brumeux des légendes. Les Tapuyas, accrochés aux haubans, semblaient avoir perdu la tête. Seul le pilote gardait sa présence d’esprit. Il tenait à deux mains la barre du gouvernail et s’efforçait de maintenir le sloop dans la direction du canal, que lui montrait la lueur des éclairs.

Cette course échevelée et furieuse, au milieu d’une nuit profonde, où luttaient tous les éléments déchaînés, avait un côté poétique et grandiose qui surexcitait mes facultés et me rendait indifférent aux dangers que nous pouvions courir. Je m’étais assis sur le panneau pour jouir plus à l’aise du spectacle auquel le hasard me conviait, et j’admirais, avec un sincère enthousiasme, les effets d’ombre noire et de lumière intense, se succédant à de courts intervalles.

Comme j’étais en train d’établir un rapprochement entre ce paysage apocalyptique et les scènes bibliques que l’Anglais Martyns a traitées à l’aqua-tinta, un bruit sourd résonna dans les profondeurs de la cale ; le sloop, arrêté dans sa fuite, se coucha sur sa hanche droite, tandis que la gauche prenait brusquement la perpendiculaire. Peu préparé à cette figure géométrique, je roulai du panneau sur le pont et, passant par l’ouverture du sabord de charge, je disparus dans la rivière…

Qu’une lectrice impressionnable retienne le cri de frayeur près de lui échapper. Je disparus ne s’applique qu’à mes mollets, car eux seuls disparurent. Le sloop venait de se mouler en creux dans un banc de sable qui barrait la largeur du canal et que le retrait de la marée laissait à découvert. J’en fus quitte pour une surprise assez vive et un bain de jambes auquel l’élévation de la température prêtait un certain charme.

Paul Marcoy.

(La suite à la prochaine livraison.)