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font d’un pétiole et de ses foliolules, une corbeille à fruits.

Le sloop avait profité d’un reste de marée pour faire du chemin. Nous le trouvâmes embossé devant une crique. Mes gens ne jugèrent pas convenable de l’aborder, et débarquèrent sur la rive, en face de l’endroit où il était ancré. Près de là s’étendait un de ces fourrés de palmiers miritis, très-communs sur les plages du Bas Amazone, où parfois ils couvrent une lieue de pays. Les stipes droits, réguliers et lisses de ces végétaux leur donnaient l’air de fûts de marbre gris supportant une architrave de feuillages. Au delà des palmiers, dans un espace vide, entre le fleuve et la forêt, croissaient deux ou trois cécropias. Le tronc de l’un de ces arbres recélait un essaim d’abeilles. L’idée d’enfumer ces insectes pour s’approprier leur miel et leur cire, est venue à mes Tapuyas. Comme ils allaient reconnaître les lieux, un de ces animaux, que les Indiens nomment [1], les Portugais Préguiça, et les savants Bradypes, a fait entendre un cri doux et prolongé, qui tenait du miaulement du chat et de la plainte humaine. À cette manifestation d’effroi de l’animal, les Tapuyas ont répondu par des exclamations de joie.

Le paresseux était assis près d’un cécropia qu’il se disposait à escalader ; de son bras gauche, il entourait le tronc de l’arbre ; son bras droit pendait le long de son corps. La rencontre était neuve pour moi, et la lenteur des mouvements de l’animal me garantissant jusqu’à certain point contre ses intentions malveillantes, je m’en suis approché pour le voir de près ; de son côté, le paresseux a penché la tête en arrière et s’est mis aussi à m’examiner. Cette bonne grosse tête était percée d’yeux ronds, veinés comme des agates et limpides comme ceux des enfants ; l’expression de leur regard m’a surpris et presque ému, tant il s’y peignait de douceur, de mélancolie et de résignation ; la couleur du pelage aux crins longs et rudes, était blanche à la base, grise au centre, noire à l’extrémité. Chaque fois que les Tapuyas faisaient mine de porter la main sur la bête, elle se balançait d’un air langoureux et, du bras droit, qu’elle avait libre, frappait sa poitrine comme une vieille femme qui dit son mea culpa ; ce geste bizarre du paresseux est sa manière accoutumée de se mettre en défense. Qu’un des hommes se fût jeté étourdiment sur lui, et les trois ongles-grappins dont l’extrémité de chaque membre est armée dans l’espèce, s’implantaient dans le corps de l’imprudent pour n’en plus sortir.

Un nœud coulant et une volée de coups de bâton eurent raison du pauvre tardigrade dont le cadavre fut rejeté dans la pirogue. De retour à bord, nos hommes, à qui sa capture avait fait oublier le miel d’abeilles dont ils comptaient se régaler, le suspendirent aux haubans, l’écorchèrent et le détaillèrent comme une cuisinière eût fait d’un lapin : l’Aï n’avait que la peau sur les os. À la grosseur énorme des muscles de ses quatre membres, je compris de quel secours ils devaient être à l’animal pour gravir lentement le tronc des arbres ou se suspendre à leur plus hautes branches.

Avec le râble de la bête, quelques oignons, force piments et ce qui restait des haricots rouges de Santarem, un des Tapuyas prépara un ragoût d’une mine équivoque, mais dont le fumet ne laissait pas de chatouiller l’odorat. J’en mangeai peu, ayant toujours présent à l’idée le regard presque humain que m’avait jeté l’Aï avant de mourir ; mais le pilote et l’équipage, moins scrupuleux que moi, firent marmite nette.

Pendant que ceci se passait à bord, le sloop filait avec l’aide du vent et de la marée, et laissait à babord, perdu dans l’espace, un village dont nous ne sûmes jamais rien, sinon qu’il s’appelait Almeïrim. Entre ce nom et celui du paresseux (aï-mirim) fricassé par nos hommes, ne trouve-t-on pas comme nous un rapprochement singulier ?

Une Sierra blanchâtre, que le soleil couchant faisait paraître rose, borne à l’horizon le village que nous n’avions pu voir[2]. À cette Sierra se rattache une légende que nous intercalons d’autant plus volontiers dans notre texte, que les traditions et Les contes surnaturels sont fort rares sur l’Amazone. Sauf la légende de Juruparitetucaüa dans l’intérieur du Rio Negro, où les démons, comme le dit son titre, venaient danser la nuit sur les coteaux, nous n’avons recueilli en chemin aucun de ces fantastiques récits, que les mères-grand’s d’autrefois faisaient à leurs petits enfants groupés devant l’âtre.

La Sierra qui domine le village d’Almeïrim est appelée A Vieja Povoa, la Pauvre Vieille ou la Vieille Pauvre, comme on voudra ; sa formation est antérieure au soulèvement de la chaîne des Andes et au déluge qui s’en suivit, — c’est la légende qui dit cela et non pas nous. — Donc, à l’époque où les eaux sorties de leur lit envahissaient cette partie de notre globe, elles vinrent un beau matin battre le pied de la Sierra. Une vieille Indienne, catholique et dévote, — encore et toujours la légende, — vivait en ce lieu sous un toit de chaume et partageait son temps entre la prière et les soins de sa basse-cour. En voyant les eaux assiéger sa hutte, la vieille monta sur le toit ; mais les flots, élevant leur niveau, la délogèrent de ce poste ; alors elle alla se réfugier sur un coteau voisin où les eaux l’atteignirent encore. De colline en colline et toujours poursuivie par l’élément farouche, l’Indienne parvint à s’élever jusqu’au pic du Huanana, le plus haut sommet de cette Cordillère ; soit impuissance, soit lassitude, les eaux restèrent en chemin. Une fois à l’abri du danger, la vieille femme s’assit sur le point culminant du mont, et, au lieu de rendre grâce à Dieu qui l’avait sauvée, se mit à déplorer la perte de sa maisonnette et celle de sa basse-cour. Longtemps elle exhala ses plaintes ; puis

  1. Il y a le grand et Le petit , que les Indiens désignent par les noms d’Aï-Huassu et d’Aï-Miri. Les Brésiliens appellent le premier a gran Préguiça, la grande Paresse.
  2. Cette Sierra d’Almeïrim n’est que le prolongement de celle de Paruacuara que nous avons vue apparaître sur la rive gauche du fleuve, un peu en deçà de Santarem. Elle change de nom suivant les contrées qu’elle traverse.