mouvoir notre bile et de produire sur notre esprit le même effet qu’une loque rouge sur un taureau. La forêt vierge de M. de Forbin est de ce nombre. Si nous étions gouvernement, ce que Dieu ne permette pas, il y a longtemps que ce prétendu spécimen de la nature tropicale aurait été brûlé en place publique par Monsieur de Paris et ses éditeurs condamnés à payer au fisc une grosse amende.
De cette pseudo-forêt brésilienne qui viole impudemment
les lois de la géographie botanique, intervertit
l’area des plantes et leur habitat et brouille à plaisir la
théorie des lignes isothermes, si nous passons à la véritable
forêt, celle où nous sommes, par exemple, et que
nous y introduisions le lecteur, l’impression qu’il en
recevra, sera une stupéfaction suivie de désenchantement ;
la lumière et l’espace sur lesquels il comptait
lui feront défaut. Un crépuscule verdâtre lui montrera
tous les objets éclairés d’une teinte uniforme. Au lieu
des profondeurs ombreuses qu’il s’attendait à voir, et
des larges sentiers qu’il parcourait en idée, un inextricable
fouillis de feuilles et de branchages, férocement
armés de dards, d’épines et de griffes, arrêtera sa marche
à chaque pas. Alourdi par les exhalaisons du sol et le
suintement perpétuel de tout ce qui végète, l’air dense,
humide, chaud, énervant, saturé d’odeurs fétides et de
parfums violents, réagira sur sa fibre et sur son cerveau.
Les êtres et les choses, grossis par une optique
singulière, lui apparaîtront avec je ne sais quoi de mystérieux
et d’effrayant dans la ligne et dans le contour.
Le tronc gisant, à demi recouvert par la végétation, lui
fera l’effet d’un jaguar énorme accroupi dans l’ombre ;
dans la liane du strichnos, il croira voir un python guettant
une proie, et, dans les sarmenteuses, autant de
couleuvres suspendues aux branches des arbres. Qu’un
souffle de vent vienne à balancer ces formes végétales
et à leur donner une apparence de vie, et l’arbre, la
Vue de Prayaba ou Outeiro.
liane, la sarmenteuse lui sembleront prêts à rugir, à
mordre, à s’élancer sur lui. Au milieu d’un silence profond,
son oreille percevra tout à coup des rumeurs
étranges dont il ne pourra s’expliquer la cause ; des
grondements sourds, des frappements bizarres, des
grincements, des crépitations retentiront dans les fourrés ;
des soupirs faibles, de vagues plaintes, des gémissements
étouffés, qu’il sera tenté d’attribuer à des voix
humaines, le rempliront d’une vague terreur. Par moments,
le détritus amoncelé sous ses pas, lui semblera
se mouvoir, et les buissons s’écarter comme pour livrer
passage à des êtres difformes ; ou bien il croira entendre
marcher dans les taillis et se retournera effaré au
bruit que font les branchages fatigués en se déplaçant
d’eux-mêmes.
De cet ensemble végétal, touffu, hérissé, inextricable, fourmillant, presque chimérique à force d’être étrange, et dont nous nous contentons d’indiquer les traits principaux, de cet ensemble à la forêt de M. de Forbin, tracée, taillée, échenillée, éclairée à giorno, faite à souhait pour le plaisir des yeux, le lecteur qui nous accompagne ne manquera pas de trouver que la distance est grande, l’opposition tranchée, le contraste heurté. S’il a pu éprouver le désir de visiter en détail celle-ci et de rêver au bruit de ses eaux jaillissantes, il aura hâte d’abandonner celle-là et, en émergeant de son ombre en pleine lumière, il s’imaginera sortir du monde des ténèbres et rentrer dans la vie.
Les Tapuyas ont rapporté de leur excursion dans les bois, une charge de fruits d’Assahy contenus dans une de ces corbeilles, qu’ils façonnent en un clin d’œil avec une seule palme du végétal. Un peintre admirerait peut-être la fraîche opposition de teintes qu’offre le violet sombre des drupes de l’Assahy avec le vert tendre et lustré de ses palmes ; mais un vannier s’émerveillerait à coup sûr de la promptitude avec laquelle ces indigènes