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plus et meurent l’un sur l’autre. En trouvant dans les bois les squelettes du Félin et de l’Édenté ainsi enlacés, les Tapuyas disent en riant : « Le Jaguar et le Tamandu ont fait mauvais ménage. »

De pareils récits, qui feront hausser les épaules aux graves professeurs des Muséums, nous plaisent et nous amusent fort et nous passerions volontiers la nuit à les écouter, si le pilote n’ordonnait à ses gens d’enlever la marmite et de se rendre à bord. En un instant, l’ancre est levée, le foc bordé, la grande voile orientée ; nous reprenons le large et le foyer par nous allumé sur la plage, n’est bientôt plus qu’une étoile rougeâtre qui s’éteint dans l’éloignement.

Tout en vagabondant de la sorte, nous voyons la distance s’abréger graduellement devant nous. Un beau matin, nous nous trouvons par le travers du détroit des Pauxis, dont le nom nous remet en mémoire ces gallinacés noirs à caroncule osseuse et d’un orangé vif, qui nous procurèrent plus d’une fois des rôtis maigres ou des bouillons sans yeux.

Près de ce détroit, en un site appelé Paricateüa, l’ingénieur portugais Manoel da Mota de Siqueira avait édifié, en 1697, une manière de redoute en figure de carré long avec deux ailes en retour. Cette chose construite en bois et en torchis, s’appelait Les trois Châteaux forts. À leur base, s’appuyait Le village d’Obidos, un groupe de maisonnettes voisines du beau lac das Campinas peuplé de lamantins et de caïmans. Le village et la forteresse étaient appelés indifféremment Obidos ou Pauxis.

De ce point comparativement élevé, le regard embrassait une courbe immense du fleuve et plongeait dans l’intérieur du Rio das Trombetas par où les Amazones, après être apparues un moment à Orellana, avaient, au dire des savants, opéré leur retraite définitive.

Vers la fin du dix-huitième siècle, le village d’Obidos, poussé par des motifs qui nous sont inconnus, traversa l’Amazone et vint s’établir sur sa rive gauche, à deux lieues en aval du Rio das Trombetas, laissant la forteresse des Pauxis veiller sur l’emplacement qu’il abandonnait. Pendant quelques années, la pauvre forteresse fit bonne contenance, puis, lasse de rester debout, croûla de lassitude.

À l’heure où nous apercevons l’Obidos moderne dont les affaires ont si bien prospéré que, de village il est devenu ville, le soleil levant le prend en écharpe et l’éclaire admirablement. Nous y comptons tant bien que mal, cinquante-cinq maisons et une église ; ces constructions occupent le versant d’une colline tapissée d’herbe rase ; la ligne des forêts dépasse leurs toitures.

Un large sentier, tracé par la nature et façonné par l’homme, conduit du rivage à la ville. Déjà la population réveillée s’agite et vaque à ses travaux accoutumés ; des femmes court-vêtues, portant sur l’épaisse torsade de leurs cheveux une cruche en terre rouge, descendent nu-pieds vers le fleuve pour y puiser de l’eau ; des Tapuyas achèvent de charger une égaritea à l’ancre près du bord ; quelques oisifs, debout devant leurs portes, promènent à l’horizon un regard curieux ; une cloche tinte et semble appeler les fidèles à la messe matutinale.

Mais le soleil continue à monter et les oppositions d’ombre et de clair que nous admirions, s’effacent par degrés. Tournons le dos à Obidos avant que se soit évanoui tout à fait le prestige qu’il empruntait aux premières heures de la matinée. En général, l’effet pittoresque des points habités du Haut et du Bas Amazone dépend de la façon dont ils sont éclairés ; le matin et le soir, ils ont bonne mine ; de dix heures à quatre, ils prennent un air désolé et le clair de lune leur est peu favorable.

Au sortir d’Obidos, l’extrémité de l’île des Pauxis empêche tout d’abord de découvrir sur la rive opposée la grande baie formée par l’embouchure de la rivière Tapajoz ; mais à mesure que le sloop gagne dans l’est-sud-est, l’île des Pauxis s’amincit et finit par rester en arrière. Après un certain nombre de bordées courues entre le nord-est et le sud-est, nous atteignons l’entrée de la rivière et jetons l’ancre à un demi mille de la ville de Santarem située sur sa rive droite.

La rencontre du Tapajoz et de l’Amazone forme une baie supérieure en grandeur à tout ce que nous avons vu jusqu’à présent. De part et d’autre, sur la rivière et sur le fleuve, l’ourlet des terres fermes se recule si loin, que notre œil se fatigue à en suivre les sinuosités. La jonction de l’Ucayali et du Marañon qui nous émerveillait naguère, nous paraît mesquine à cette heure, comparée au vide béant devant nous.

Une double ligne de coteaux bas et dénudés profile la rive droite du Tapajoz, formé dans l’intérieur par la réunion de plusieurs rivières issues de la chaîne des Parexis. La nuance de ses eaux est un vert louche glacé de gris ; leur masse est d’une immobilité telle, qu’on les croirait figées.

À l’angle formé par la jonction du fleuve et de son affluent, sur le sommet plan d’une longue colline qui domine les alentours, se dressent les murs en pisé d’une forteresse primitivement destinée à protéger les possessions portugaises de l’Amazone et celles de l’intérieur du Tapajoz contre les pilleries des Indiens et les pirateries des croiseurs de la Guyane Hollandaise[1]. Au pied de cette colline, à l’ombre de la forteresse, s’étendent les maisons de Santarem que dépassent les deux tours carrées d’une église ; des goëlettes, des sloops, des égariteas et des pirogues ancrés devant la ville, donnent un air d’animation joyeuse à cette capitale du Tapajoz, qui compte une centaine de maisons.

La première exploration de la rivière Tapajoz remonte à 1626 ; elle est due à Pedro Teixeira, qui y fit un voyage de douze lieues en compagnie d’un Capucin Christophe, commissaire du Saint-Office, de vingt-six soldats et d’une troupe d’Indiens Tapuyas ralliés au giron de l’Église romaine et dont la nation avait déjà reçu le double baptême de sang et d’eau. Le but de ce

  1. Cette forteresse du Tapajoz, est de la même époque que celle des Pauxis et fut construite par le même architecte, Manoel da Mota de Siqueira.