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À quelques questions délicates que La Condamine hasarda sur les mœurs de ces dames, le sergent-major répondit, par l’organe de son aïeul défunt, que les opinions à cet égard étaient partagées. Selon les uns, les Amazones étaient d’une pudeur féroce et repoussaient à coups de lance les sollicitations des prétendants ; suivant les autres, elles accueillaient une fois chaque année les Guacaris, — lisez Huacaris, — Indiens établis sur les versants de la Sierra de Tacamiaba, entre la Guyane portugaise et le fleuve.

De retour en France, La Condamine, plein de foi dans la parole de son cicérone, disserta longuement sur les Amazones américaines, citant, comme preuves à l’appui de leur existence, la relation primitive d’Orellana, — un peu altérée, il est vrai[1], — et la déclaration d’une Indienne de la Sierra Équatoriale, qui assurait avoir visité les Amazones dans leur pays, mais ne se rappelait plus le chemin qui y conduisait et, conséquemment, ne pouvait donner aucun renseignement sur sa situation géographique.

La déclaration absurde de cette femme, faite en public dans la ville de Pasto et répétée par elle devant la Réal Audiencia de Quito, avait été transcrite par un escribano-greffier, signée par un juge et des assesseurs et déposée comme un document officiel dans les archives de la ville.

De ces on dit recueillis par La Condamine et présentés par lui comme les pièces justificatives du grand procès amazonien qui s’instruisait alors, il était difficile de tirer une conclusion rationnelle. Néanmoins, des savants l’essayèrent ; mais, après s’être donné beaucoup de mal pour en arriver à une connaissance exacte des faits et élucider la question d’être ou de non être des guerrières américaines, ils durent abandonner la partie. Les Amazones de la rivière Nhamondas, satisfaites d’avoir rompu une lance avec Orellana, ne daignèrent plus reparaître.

Cependant, il en coûtait à l’amour-propre des savants de s’avouer vaincus dans la lutte qu’ils avaient tentée contre l’impossible et, pour mettre leur honneur à couvert, ils imaginèrent d’expliquer la disparition des guerrières américaines par leur émigration vers des bords inconnus. Certains d’entre eux prétendirent qu’au sortir de la rivière Nhamondas, elles avaient remonté l’Amazone jusqu’à son affluent le Cayamé ; d’autres, qu’elles étaient entrées dans la rivière das Trombetas et l’avaient remontée jusqu’à ses sources ; d’autres enfin, qu’elles avaient pris par la rivière Urubu, étaient passées de celle-ci dans le Rio Negro, puis dans le Rio Branco, et, côtoyant la limite ouest des Guyanes, avaient fait choix de la Guyane portugaise pour y finir paisiblement leurs jours. Raleigh, Laët, Acuñha, Feijoo, Sarmiento et Coronelli ont écrit là-dessus de fort belles choses.

Tout en niant dans le passé et le présent l’existence d’Amazones américaines constituées en république ou même en corps belligérant, nous nous hâtons de déclarer que les viragos ou marimachos ne sont pas rares sur le continent sud. Nombre de femmes suivent dans les combats leurs époux et leurs frères, contiennent leur ardeur ou la réveillent au besoin par des cris et des invectives. Elles ramassent les lances échappées aux mains des combattants, approvisionnent de flèches les archers, puis, l’engagement terminé, achèvent les blessés du parti ennemi et dépouillent les morts. Ainsi font les femmes des Murucuris de l’Est, celles des Mayorunas de l’Ouest, des Ottomaques du Nord et des Huatchipaïris du Sud. Ainsi eût fait à l’occasion cette brave Ticuna de l’Atacoari qu’on a vue embrocher avec une lance le jaguar qui avait scalpé son mari.

Cette humeur belliqueuse chez le beau sexe américain, n’est pas seulement l’apanage des femmes à peau rouge qui vivent dans les bois ; elle caractérise aussi leurs sœurs civilisées, ou soi-disant telles, qui peuplent les villes de la Sierra et de la Côte du Pacifique.

Les maîtresses des soldats chiliens les suivent à la guerre avec un dévouement de caniche, sauf à les planter là quand la paix est conclue. Elles leur préparent le vivre et le couvert, vont à la maraude pour ajouter quelque douceur à leur menu et les aident au besoin à ravager le pays conquis.

Les Rabonas du Pérou, à la fois Huarmipamparunacunas et vivandières, forment des bataillons souvent plus nombreux que le corps d’armée qu’elles précèdent en éclaireurs ou suivent en traînards. Elles mettent à contribution les villages qu’elles traversent et, le cas échéant, pillent, saccagent, égorgent, incendient sans le moindre scrupule. Ces femmes-là, en vérité, sont de très-farouches et de très-formidables Amazones !

Mais à l’époque où Francisco Orellana et ses compagnons descendirent le fleuve, ces détails de mœurs étaient encore sous le boisseau ; la vue de femmes combattant parmi des Indiens ou les excitant à combattre, parut aux aventuriers une chose aussi neuve que surprenante. De retour en Espagne, la relation qu’ils en firent à leurs compatriotes fut bientôt altérée, puis défigurée par suite de l’esprit d’exagération et de l’amour du merveilleux, propres à ceux-ci et dont ils paraissent avoir hérité de leurs aïeux, les Maures. C’est à l’habitude d’amplifier, d’ennoblir, de poétiser les idées et les faits vulgaires, habitude devenue chez l’Espagnol comme une seconde nature, que les Indiennes de la rivière Nhamondas durent l’insigne honneur d’être comparées au corps républicain des Guerrières de Thrace.

Aujourd’hui qu’il est suffisamment démontré que les viragos d’Orellana et leurs descendantes, si elles ont habité et habitent encore partout dans cette Amérique, n’ont jamais régné ni gouverné nulle part, les œuvres des savants, qui traitèrent sérieusement de ce conte de fées, ne peuvent plus servir qu’à l’épicier du coin pour ses cornets à poivre.

En perdant ses poétiques Amazones, que nul ne revit plus après le capitaine Orellana, la rivière Nhamondas

  1. L’historien d’Orellana parle de femmes mêlées à des Indiens et combattant avec eux, et non d’une troupe de femmes combattant seules.