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ces sites charmants. Après trois quarts d’heure de navigation, nous rangeons à l’honneur l’embouchure de la rivière Urubu, célèbre par le massacre d’Indiens Caboquenas qu’en 1665 y fit Pedro da Costa Favella, par ordre de l’autorité supérieure[1].

À cette rivière Urubu succède brusquement la ville de Serpa. Des berges striées de jaune et de brun, élevées de dix pieds au-dessus des eaux et servant de soubassement à une trentaine de maisonnettes, placées sur une seule ligne et si bien serrées les unes contre les autres, qu’à distance elles paraissent ne former qu’un corps de logis ; autour de ces maisons, un vaste tapis d’herbe rase et jaunie ; au fond, la verte muraille de la forêt, voilà Serpa.

Bien que notre sloop, dont le tirant d’eau est presque nul, rase les berges d’assez près pour nous permettre de distinguer, parmi de maigres végétations, les fleurs les gousses vertes de quelques galibis, nous cherchons vainement des yeux un habitant sur la pelouse, une porte ou une fenêtre ouverte parmi les maisons de Serpa. Tout est clos et silencieux. Comme nous nous disposons à virer de bord, le bruit des poulies mal graissées du sloop, réveille quelques chiens de garde que nous n’avions pas aperçus. Sept ou huit de ces animaux à l’échine saillante, accourent au bord de l’eau et nous poursuivent d’aboiements furieux.

Ce fantôme de ville, que nous ne tardons pas à perdre de vue, existait en 1755, sur la rive droite du Madeira, à une lieue en aval du canal Uraïa-Tupinamba, dont nous avons parlé. Son fondateur, Joachim de Mello è Povoas, l’avait peuplée d’Indiens Abacaxis. Elle portait alors le nom d’Itacoatiara, — la pierre peinte. — Brûlée par les Muras, elle fut réédifiée en 1770 à l’embouchure du Madeira, peuplée d’Indiens Turas, et prit le nom d’Abacariz. Les Muras la détruisirent une seconde fois. Elle alla reparaître sur la rive
Villa Nova, rive droite du Bas Amazone (vue prise du large).
droite de l’Amazone, avec le nom de Serpa et une population empruntée à diverses castes d’Indiens[2]. Là, elle fut encore inquiétée par les Muras, qui l’avaient reconnue malgré son nom d’emprunt et son déguisement. Pour échapper à leurs poursuites, la malheureuse ville abandonna la rive droite du fleuve et vint s’établir sur sa rive gauche, à l’endroit où nous la voyons aujourd’hui.

Au sortir de Serpa, le sloop change d’amures, et, laissant arriver, court vers la rive droite de l’Amazone avec trois quarts de largue dans sa voile. Le bruit de l’eau qu’il divise et fait écumer sous sa proue, chatouille agréablement notre oreille. Il nous semble entendre le murmure de la grande mer. Tout entier à cette musique, nous oublions de relever sur la rive gauche, le village de Silves, qui reste derrière nous. Mais un tel oubli est sans conséquence. Pour le réparer, il suffit de dire que le capitaine Joaquim de Mello è Povoas fonda ce village vers le milieu du dix-huitième siècle, sur un emplacement appelé Muratapera, mot lugubre qu’on peut traduire par endroit où il y eut des Muras, et que sa population primitive fut composée de Portugais mêlés à des Indiens Barrés, Carayas et Pacuris, qui s’éteignirent plus tard ou se dispersèrent. Le Silves actuel a pour habitants, des métis pêcheurs de lamantins et de tortues.

Au débouquement de sept îles, qui se suivaient de près et que nous avons côtoyées, l’Amazone, débar-

  1. Sept cents de ces Indiens furent fusillés, quatre cents faits prisonniers et trente de leurs villages réduits en cendres. Ces terribles représailles eurent lieu pour venger la mort de quelques soldats portugais tués par eux et que le gouverneur du Para, Rui Vaz de Siqueira, avait envoyés faire la traite des Peaux-Rouges pour se procurer des bras nécessaires à la culture et aux travaux des champs.
  2. Saras, Baris, Anicorés, Aponarias, Tururis, Urupus, Jumas, Juquis et Pariquis. Toutes ces castes sont éteintes.