agréables et de plaisirs bruyants, elle constituait pour les poissons du fleuve un temps de bombance et de chère lie. Tous attendaient pour se refaire des jeûnes forcés de l’année, cette époque carnavalesque que leur instinct leur révélait à une demi-heure près. Le détritus des œufs, crevés et lavés par les travailleurs n’était pas plutôt rejeté à l’eau, que des milliers de gueules échelonnées sur toute la ligne du fleuve, s’ouvraient et se fermaient avec une précision mécanique, Pira-Rocou, Pira-Arara, Pira-Yahuara, Sungaros, Surubis, Tambakés, Pacos, Aramas, Turas, Chumbiras, les grands et les petits de la famille, se gavaient, s’emplissaient, s’arrondissaient, conjointement avec les dauphins et les sauriens, accourus pour prendre part à la curée.
Durant ces jours de liesse et de goinfrerie, hommes, femmes, enfants se baignaient et s’ébattaient impunément au milieu des caïmans, sans avoir à craindre d’être coupés en deux ou amputés de quelque membre. Repus outre mesure, les hideux sauriens allaient et venaient autour des baigneurs, de l’air le plus indifférent du monde[1].
Cet âge d’or a fait place à l’âge de fer. Depuis quelque trente ans, les plages du Haut Amazone abandonnées par les chêloniens qui vont pondre assez avant dans l’intérieur des affluents du fleuve, ont cet air morne et désolé qui caractérise les cités veuves d’habitants ; la vie, la richesse et la joie s’en sont retirées. Déjà en 1850, les tortues y étaient devenues si rares, qu’à San Pablo, un de ces animaux valait une pataca brésilienne, environ dix-huit sous. Les plages d’Itapeüa et de Corasateüa où la récolte de leurs œufs donnait autrefois deux mille pots d’huile ou treize cents quintaux, n’en avaient donné que six cents cette même année. Les plages de Yérémanateüa et de Huarumandia n’avaient rien produit ; enfin celles du Coro qui donnaient autrefois jusqu’à trente-six mille arrobes portugaises d’huile ou un million cent cinquante-deux mille livres, n’avaient produit en 1850, que quarante-trois arrobes !
Nous ne pensons pas que les choses aient été en s’améliorant ; et si la vue du premier bateau à vapeur remontant le fleuve en crachant de la fumée et des étincelles a pu stupéfier les derniers sauvages de ces contrées, le bruit des palettes du pyroscaphe a dû mettre en fuite les dernières tortues restées fidèles aux plages royales.
Maintenant que nous en avons fini avec ce tableau de la situation du Haut Amazone, laissons à autrui le soin d’argumenter et de conclure à notre place, nous bornant comme d’habitude à la seule exposition des faits. Narro ad narrandum, non ad probandum, a dit l’illustre et sévère Tacite. Certains verront peut-être un progrès immense dans la diminution sensible des castes à peau rouge, la substitution de redingotes et de robes à falbalas, aux vêtements d’écorces et de plumes, l’appauvrissement des forêts et le dépeuplement des eaux. D’autres penseront que la conclusion est digne des prémisses ; que la conquête portugaise et sa sœur espagnole ont déposé dans les contrées et chez les peuples jadis soumis par elles, des germes de destruction plutôt que des semences de vie ; que les révolutions politiques qui depuis cinquante ans se sont succédé en Amérique, n’ont fait qu’effleurer la forme des institutions, sans atteindre le fond ; que le présent tient encore au passé par mille racines ; qu’enfin la régénération de ce beau pays est une œuvre en dehors de lui-même et que l’avenir lui prépare sous la forme d’une émigration européenne. Le jour où le vieux continent surabondant de séve et de génie, cherchera une issue d’écoulement au trop plein de son lit, l’Amérique du Sud sera un des points de ce globe vers lequel se précipiteront ses vagues bouillonnantes.
Nous achevons à peine cette étude, que le capitaine du sloop Santa Martha, nous montre sur la rive gauche du Bas Amazone, quelques maisonnettes éparses sur une bande de terrain dénudé ; nous en comptons huit, y compris une église. C’est San José de Maturi, fondé en nous ne savons quelle année par un missionnaire portugais du Rio Branco, lequel, ennuyé de vivre dans l’intérieur du pays, vint s’établir au bord de l’Amazone. Les habitants de ce village doivent se lever tard, car au moment où nous passons, il est près de midi, et les portes et les fenêtres de leurs demeures sont parfaitement closes.
En regard de San José de Maturi, sur la rive droite du fleuve, bâille l’embouchure du Rio Madeira à laquelle La Condamine a donné deux mille neuf cents vares castillanes ou sept mille sept cents pieds de largeur. Malgré notre envie de taquiner un peu l’ombre du célèbre académicien en retranchant quelque chose à ses chiffres, nous nous voyons forcé de passer outre, l’île Mantequeira déployant tout à coup entre notre œil et l’embouchure du Madeira, sa longue bande de palmiers miritis, pareille à un écran de plumes vertes.
Le Madeira est une des rivières d’eau blanche où les tortues, après leur désertion des plages du fleuve, ont pris l’habitude de venir chaque année déposer leurs œufs. Cette particularité, connue des pêcheurs et des fabricants d’huile des environs, les amène dans l’intérieur du Madeira au temps de la ponte des chêloniens et pendant quinze jours, du 30 août au 15 septembre, leurs tentes et leurs moustiquaires couvrent ses deux rives.
Formé dans l’intérieur par la réunion des rivières Beni, Mamoré et Guaporé, grossies elles-mêmes par l’adjonction de nombreux affluents, le Madeira, dans son cours à travers les parties planes de cette Amérique, charrie, comme l’Ucayali, force troncs d’arbres tombés des forêts de Sorata, de Pelechuco, d’Apolobamba et transportés par le Beni. C’est à cette circonstance d’arbres flottants, qu’il dut le nom de Rio da Madeira — ri-
- ↑ Ce fait dont on pourrait faire honneur à notre imagination, se reproduit chaque fois que dans une pêche ou feyturia, le fretin, les têtes et les entrailles des gros poissons sont rejetés à l’eau. Les caïmans gorgés de nourriture, ne font alors aucun cas des baigneurs qui de leur côté ne s’épouvantent nullement de ce dangereux voisinage. Ces occasions exceptées, aucun indigène n’oserait se baigner en pleine eau.