Page:Le Tour du monde - 16.djvu/106

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ces expéditions est loin d’être à cette heure ce qu’il était jadis. Au temps du Roi[1], assurent les pêcheurs, soixante-dix pira-rocou fournissaient en moyenne un quintal de salaison ; aujourd’hui pour atteindre ce chiffre, cent soixante ou cent quatre-vingts de ces individus sont nécessaires. À cette même époque, on retirait d’un lamantin adulte deux pots d’huile équivalant à huit arrobes portugaises ou deux cent cinquante-six livres ; de nos jours, trois lamantins donnent à peine un pot d’huile de quatre arrobes ou cent vingt-huit livres ; à cette différence énorme, on comprend sans peine que cétacés et poissons n’ont plus le temps de croître et d’engraisser.

Les lamantins de l’Ucayali sur la maigreur desquels nous nous apitoyions naguère, sont des baleineaux, comparés aux lamantins de l’Amazone et la preuve, c’est que chacun d’eux fournit carrément un pot d’huile de quatre arrobes espagnoles équivalant à un quintal.

C’est également, par suite des persécutions de l’homme et pour y échapper, que les tortues ont déserté en partie les plages du fleuve qu’elles fréquentaient autrefois. Sous la domination portugaise, l’époque de la récolte des œufs de ces animaux, était pour les populations riveraines, en même temps que l’échéance d’une rente annuelle que leur servait régulièrement la nature, un prétexte de réunion et une occasion de plaisir. Le fleuve avait alors au milieu de son lit de longues plages attenant à ses îles, plages qu’on peut y voir encore et que la décroissance des eaux en septembre et octobre laisse à découvert. Douze d’entre elles qui portaient le nom de Plages Royales, étaient renommées pour la quantité d’œufs de tortues qu’on y recueillait chaque année.


Première bordée courue sur le Bas Amazone.

La première appartenait à l’île Itapeüa et longeait le lit de l’Amazone à partir de la rivière Tunantins, sur une étendue de cinq lieues ; les plages des îles Corasateüa, Ivirateüa et Bararia venaient à sa suite et s’étendaient jusqu’à l’embouchure de la rivière Jutahy. Celles de Yérémanateüa, de Huarumandia et d’Arasateüa leur succédaient et se prolongeaient jusqu’à Fonteboa où commençaient les grandes plages du Coro qui se poursuivaient jusqu’à l’entrée du lac de Coary.

Chaque année, à jour fixe, les habitants des missions et des villages de l’Amazone venaient planter leurs moustiquaires sur ces plages et y formaient autant de campements que de populations distinctes. À l’aurore, un roulement de tambour donnait le signal des travaux ; le sable était retourné, les œufs de tortues mis en tas et la préparation de l’huile commençait[2] ; un second roulement de tambour annonçait la fin de la journée. Après le travail venait le plaisir. Les jeux, les danses et les libations de tafia égayaient la soirée et se prolongeaient fort avant dans la nuit. Chaque population avec l’agrément de ses supérieurs, conviait sa voisine à une réunion bachique et dansante que celle-ci lui rendait à son tour. Aujourd’hui Teffé régalait San Pablo ; demain, c’était Fonteboa qui traitait Coary.

Si la récolte des œufs de tortues offrait aux riverains du Haut Amazone une suite non interrompue de travaux

  1. Au Brésil, comme au Pérou, les gens du peuple se servent de cette locution pour désigner l’époque de la domination portugaise et espagnole en Amérique.
  2. Les riverains de l’Amazone préparent cette huile, la font bouillir et l’assaisonnent de la même façon que les Conibos de la Plaine du Sacrement. Comme ceux-ci, ils se servent d’une flèche à cinq pointes pour crever la coquille molle des œufs, d’une pirogue en guise d’auge, etc., etc.