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du lion accroupi sur le cadavre, et de ses deux mains velues déchiré la mâchoire formidable. Puis, ce qu’on a commencé pour sa propre défense, on le continue pour l’amour des autres : c’est la guerre dans sa plus noble et plus méritante acception, la guerre aux monstres. La nature cède peu à peu, mais pendant que les monstres du règne animal disparaissent du monde purifié, les monstres de l’ordre moral apparaissent aux yeux de l’humanité tremblante. Les dernières hydres et les derniers pythons ont pour contemporains les premiers tyrans, Busiris sur le trône, Cacus dans son antre, Minos dans son île. C’est le second âge des chasseurs, chasseurs de bêtes fauves et de scélérats plus sauvages que les bêtes fauves, l’âge d’Hercule et de Thésée. Je fais La part de la fiction dans leurs aventures, mais comme ils sont vrais, comme ils sont humains, le premier avec sa patience héroïque, sa naïve bonhomie, la simplicité avec laquelle il se laisse duper par deux ou trois sirènes que je trouverais bien modernes, si Omphale et Dalila n’étaient pas aussi anciennes que le monde ; le second avec sa bravoure insouciante, son charme irrésistible, ses gracieuses perfidies que toutes les femmes de son temps s’empressent de lui pardonner. S’il n’était pas Athénien ce Thésée, comme il serait Français !


Ezra. — Dessin de A. de Bar d’après un croquis de M. G. Lejean.

Plus tard, dans l’effroyable nuit anarchique du moyen âge, les monstres moraux ne sont plus des exceptions, ils sont l’immense majorité. Contre eux, le sentiment raffiné de l’honneur guerrier et du respect de la femme suscite toute une armée de chasseurs de monstres, les chevaliers errants qui courent le monde à la recherche de scélérats à punir, les chevaliers d’Arthur, Perceval, les compagnons du Saint-Graal, la chevalerie d’Occident enfin. Qu’importe que l’institution ait si vite dégénéré ? Cela ne prouve qu’une chose, c’est qu’elle avait visé à un but au-dessus des forces de l’humanité. Elle est bien, dans un sens, la fille légitime de Nemrod, et pour ne citer qu’un fait, ils étaient aussi de forts chasseurs devant l’Éternel, ces trente chevaliers bretons qui, pour la défense de quelques paysans, combattirent à Mi-Voie, il y a cinq cents ans, l’un des combats les plus nobles et les plus oubliés de notre ingrate histoire.

Guillaume Lejean.