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J’eus l’imprudence d’exhiber un flacon : il passa de main en main et fut vidé lestement. Cette preuve n’était pas des plus logiques, car le musulman se dédommage sur l’eau-de-vie de la prohibition contenue dans le Koran à l’endroit du vin. Il y a là-dessus deux opinions. Les théologiens grincheux déclarent que le prophète ayant désigné toute boisson fermentée par un mot qui a été plus tard pris dans le sens plus étroit de vin, il est défendu de boire le vin, la bière, les alcools. Mais les théologiens gais soutiennent qu’on peut faire son salut sans être si fort sur la grammaire, et que Mahomet (sur qui soit le salut !) n’ayant pas spécifié le cognac, il n’y a pas de péché à en boire. J’aime ce raisonnement — absurde.

Voici, sur la religion des Yezidis, les quelques notes que j’ai pu obtenir.

Il va sans dire qu’ils n’adorent pas le diable. Mais ils croient qu’avant la fin des temps le diable se réconciliera avec Dieu : qu’il est dès lors prudent de s’en faire un ami d’avance. Ils lui adressent donc quelques prières, mais sans l’adorer, et montrent un peu d’humeur quand devant eux un musulman répète contre Satan quelqu’une des malédictions du Koran. Aussi, pour les vexer, on ne se fait pas faute d’injurier le maudit et le lapidé.

Je crois encore qu’ils ajoutent ceci : « Satan est un opprimé. Il est peu généreux de maudire et d’insulter un opprimé. »

Mais le pivot de leur culte, c’est cheikh Adi. Qu’est cheikh Adi ? Je ne le comprends pas bien, et eux-mêmes ne disent pas tout. Je pense que c’est le fondateur du Yezidisme, et pour ses disciples actuels, c’est un homme-Dieu, comme le Christ chez les chrétiens ou le Bouddha dans l’Inde et la Chine. Il a eu une incarnation et des miracles : il est éternel. Il a un grand temple près de Mossoul, temple couvert de signes bizarres et qui a été décrit par un missionnaire anglais, le révérend Psadger. C’est là qu’est le fameux dik ou taouch sacré, le coq des Yezidis, comme on l’appelle inexactement.

Le coq des Yezidis est une figure fort grossière d’oiseau, forme et grosseur d’une dinde truffée, il est en cuivre, et couvert d’inscriptions antiques. J’en parle par ouï dire, car on ne permettrait pas à un hétérodoxe de voir cet objet sacré. En ma qualité de Yezidi français, j’aurais peut-être pu y prétendre : mais il eût fallu passer sous l’œil d’argus des prêtres qui n’eussent pas été faciles à tromper sur mon orthodoxie. Malheureusement, au moment même où j’étais dans le pays, l’oiseau fut enlevé par des voleurs tentés évidemment par la seule valeur du cuivre. La désolation fut grande dans toute la nation : le grand prêtre alla se plaindre au pacha de Mossoul et demander justice énergique. Le pacha ne fit rien, selon l’usage, et les Yezidis qui sont riches eussent mieux fait de faire leur enquête eux-mêmes en mettant à prix les révélations et la découverte du coq.

S’il ne se retrouve pas, le grand prêtre des Yezidis devra en faire faire un autre qui n’aura pas le même crédit que l’ancien, ou bien il mourra de faim. Le coq était en effet, sa poule aux œufs d’or. Chaque année, des prêtres prenaient l’oiseau de métal et s’en allaient, tout le long des villages yezidis, quêter pour « les frais du culte. » Voici comment cela se faisait.

On se réunissait sur la place du village et on mettait le coq aux enchères. Chacun se faisait un point d’honneur de surenchérir. Lorsque la plus haute enchère avait été obtenue, le coq était nominalement adjugé à l’enchérisseur, et les saints voyageurs emportaient l’argent. Le coq, naturellement, était rendu à ces exploiteurs qui allaient le remettre aux enchères au prochain village. On allait ainsi jusqu’en Russie.

La quête finissait par rapporter quelques centaines de milliers de piastres, qui allaient toutes au clergé et principalement au grand prêtre, mauvais drôle et ivrogne toujours à court d’argent. Il avait, tout récemment, engagé le coq pendant cinq ans à une espèce d’usurier qui était en même temps consul d’une puissance européenne, et qui devait, moyennant quarante mille piastres par an payées à ce Joad de contrebande, toucher le montant de la quête : l’affaire était malhonnête, mais superbe pour le signor M… J’ajouterai pour en finir avec ledit Joad, qu’il était à Mossoul lorsque j’y passai, à l’époque des fêtes du ramadan, et qu’il avait scandalisé les fidèles en passant dans les rues sur sa mule, ivre-mort, ce qui avait fini par une chute et une grave blessure.


X


Excursion à Akerkouf. — La tour. — Akerkouf est-il Accad de la Bible ? — Nemrod ; sa légende à travers les siècles.

J’ai dit plus haut qu’en revenant de Babylone, j’avais vu se dessiner sur ma gauche la vaste ruine d’Akerkouf, seul point des environs de Bagdad qui m’intéressât beaucoup. C’était l’affaire de quatre petites heures de cheval, et je franchis cette distance d’autant plus aisément que rien de bien curieux ne pouvait m’arrêter sur la route.

Je mis pied à terre au pied même de la ruine, sur cette sorte de monticule formé par les détritus accumulés par les siècles et lui faisant comme une base qui dissimule un peu sa hauteur.

De là je commençai par jeter les yeux autour de moi, pour reconnaître sommairement le pays. Je vis comme partout en Babylonie, des monticules et des lignes d’anciens canaux, et je fus un peu surpris de ne pas voir à l’est et au nord-est le lac indiqué sur les cartes. J’appris qu’il avait été desséché : à la place régnait une légère dépression couverte d’une petite plante rase, rouge, dont j’ignore le nom, et qui est très-commune dans ces sortes de terrains en Orient. Elle était si dense qu’elle donnait à la plaine un aspect particulièrement sinistre : on eût dit un lac de sang.

J’eus vite inspecté la masse d’Akerkouf, et constaté l’exactitude de la description d’Olivier que je donne ici, car c’est la plus circonstanciée que j’aie lue :

« C’est une masse solide, carrée, construite en briques, que l’on a attaquée sur deux de ses faces, afin