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déjà plus. Les uns étaient morts par suite de leurs blessures, les autres, trompant la surveillance de leurs gardiens, s’étaient tués. Quant au chef, les mesures les plus rigoureuses l’avaient empêché de faire aucune tentative contre sa vie, mais son silence obstiné, la profonde altération de ses traits et son air farouche, prouvaient éloquemment son désespoir et son désir d’échapper à l’exil par une catastrophe.

« Lorsqu’il eut été placé dans le chariot de poste qui devait l’emmener en Sibérie, avec deux compagnons d’exil, on permit à quelques Kalmouks de s’approcher de lui pour le dernier adieu. « Que pouvons-nous faire pour toi ? lui disent-ils à voix basse… — Vous le savez, » fut la seule réponse du chef. Aussitôt un des Kalmouks tire un pistolet de sa poche, et avant qu’on ait eu le temps d’intervenir, lui fait sauter la cervelle. Les regards des deux autres rayonnèrent de joie. « Merci pour lui, dirent-ils avec enthousiasme ; quant à nous, jamais nous ne verrons la Sibérie. »

La Russie sait, par de nombreuses expériences, que, si elle les opprimait elle les verrait disparaître dans les déserts de l’Asie centrale ; aussi se contente-t-elle de lever sur eux un léger tribut et met-elle tous ses soins à entourer les princes kalmouks de ses séductions. Elle les couvre de décorations, d’épaulettes et de broderies ; cependant quoique plusieurs aient des habitations fixes, elle n’a jamais pu les déshabituer de vivre sous leur kibitka, comme s’ils se tenaient prêts à partir à la moindre contrainte.

Le prince et la princesse Toumaine ont leurs tentes qui les suivent partout, et dans lesquelles ils habitent ; les chambres à coucher du château, si richement meublées à l’européenne, ont bien rarement des hôtes ; quelques-uns des objets qui les garnissent sont tellement étrangers aux mœurs kalmoukes, que nous trouvons les flacons et carafes de nos toilettes remplies de liqueurs, kirsch, eau-de-vie, curaçao etc., à ce point même que nous n’avons pas une goutte d’eau.


Chasse dans le delta du Volga. — Dessin de Moynet.

Après un second dîner homérique, où le cheval et le jeune chameau ne nous sont pas épargnés, il faut se quitter, et nous prenons congé de nos hôtes ; le Verblioud chauffe ; il nous ramène dans la nuit à Astrakan.

Le lendemain j’ai a peine le temps de mettre en ordre les croquis que j’ai faits dans ces dernières journées ; nous repartons pour chasser dans le delta que forme le Volga : archipel découpé par les soixante-douze bouches qui versent ses eaux dans la mer Caspienne.

Toutes ces îles abondent en gibier, mais ce sont de véritables marais, plantés de roseaux trois fois plus hauts que nous, et au milieu desquels il est fort difficile de se diriger, surtout avec l’attirail de chasse dont nous sommes chargés.

Nous ne rencontrons pendant longtemps que des oiseaux de proie, qui sont toujours très-abondants dans ces flots marécageux, où ils règnent en maîtres ; aussi, après une promenade assez fatigante, nous reprenons le bateau qui nous a amenés, pour nous rendre dans un des bras du Volga, où nous devons assister à la cérémonie de la pose d’un premier pilotis, servant de base à la construction d’un nouveau barrage. Naturellement le clergé russe et les autorités étaient présents : cette cérémonie n’a rien d’extraordinaire que l’étrange aspect d’une foule de gens de toutes religions, assistant à une cérémonie grecque. Nous remontons à notre bateau, qui nous conduit jusqu’à un groupe d’habitations de pécheurs, d’où nos regards plongent au loin sur la mer Caspienne se déroulant à perte de vue dans la direction du sud.

Après deux jours passés dans les pêcheries, où nous avons fait une excellente chasse de sauvagines, nous retournons à Astrakan, afin de nous préparer à notre départ pour les steppes.

Moynet.