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soixante mille, ce qui, avec six mille chameaux et deux millions de moutons, lui constitue une assez jolie fortune mobilière.

Ceux d’entre les jeunes chevaux, dont la robe n’est pas belle, ou qu’un défaut quelconque range dans une catégorie inférieure comme coursiers, sont réservés pour la boucherie.

On voit que s’il y a progrès pour l’humanité à se nourrir de cheval, les Kalmouks sont en avance sur nous depuis longtemps.

Une autre considération a dû les déterminer à ne donner qu’une importance toute secondaire à la race bovine. Les individus qui la composent, animaux tranquilles et lourds, aimant peu le déplacement et ne voyageant qu’avec peine et lenteur, figurent mal en regard des allures des Kalmouks, peuple nomade, qui met souvent une trentaine de lieues entre son campement du jour présent et celui de la veille : au contraire chevaux, chameaux, chèvres et moutons, animaux agiles et nomades par nature, leur conviennent sous tous les rapports.

C’est peut-être à la viande de cheval que les Kalmouks doivent leur étrange vivacité.

J’ai lu dans je ne sais quel journal, depuis l’introduction de ce nouvel aliment en France, que celui qui trouverait la manière de le bien accommoder rendrait un vrai service à l’humanité.

Que ce soit le résultat de la nécessité, de l’expérience ou du goût de la nation, voici comment les Kalmouks l’accommodent.

Rappelons d’abord qu’en ce pays le bois manque généralement. La steppe ne fournit pas un arbre et, par suite, on n’a pas de charbon. Depuis la grande muraille de la Chine jusqu’aux rives du bas Volga, on en est réduit à recueillir les bouses de vache et de chameau qui, séchées au soleil, forment, avec un peu de braise de bois, tout le combustible des nomades. Or, on a trouvé plusieurs manières d’accommoder la chair du cheval en se passant de feu.


Pagode ou temple lamaïque. — Steppes du Volga. — Dessin de Moynet.

La première, connue de toutes les peuplades primitives, consiste à la faire sécher au soleil et à la saler ensuite.

La seconde manière est de couper la viande en très-petits morceaux, de la mettre dans une grande sébile en bois avec des couches de sel alternées, et de la laisser mariner douze et quinze heures.

La troisième méthode généralement employée, quand on n’a ni sel ni sébile, consiste à couper proprement la viande par bandes qui ne soient pas trop épaisses, à les mettre sur le dos de son cheval, à côté les unes des autres, à les recouvrir soigneusement avec la selle, puis, à faire un temps de galop de deux ou trois heures ; après quoi l’appétit est venu et le rôti est prêt.

Il est inutile d’ajouter que lorsqu’une fête amène un bon Kalmouk chez son prince, et qu’il y trouve, à défaut de cheval cru, des biftecks cuits à point et des gigots rôtis au feu, il se résigne, et de la meilleure grâce du monde.

C’est ce que font nos convives du jardin. Le prince se verse un grand verre de champagne, il s’approche du la fenêtre, prononce un petit discours, porte un toast, trempe sa lèvre dans le vin, puis, d’un mouvement circulaire, il envoie le contenu de son verre sur ses hôtes recueillis. Cette action est accueillie par un hourra gigantesque.

Le prince revient ensuite vers nous et nous annonce que son épouse nous attend dans sa tente pour prendre le café.

La princesse, qui depuis le matin a déjà changé deux ou trois fois de costume, est sortie de table depuis longtemps. Nous pensons que c’est pour nous ménager une nouvelle surprise et nous ne nous trompons