Page:Le Tour du monde - 15.djvu/84

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Aussitôt que mon dessin prend une tournure, les trois autres femmes, qui se sont approchées et qui regardent avec intérêt, laissent échapper un cri d’admiration à la vue des teintes vives et multicolores étendues sur le papier. L’enthousiasme s’empare d’elles, et me voici commençant une séance pour un second modèle. Je suis obligé, en partant, de promettre de revenir pour faire le portrait des deux autres, ce qui ne va pas me donner peu de besogne ; décidé à garder les originaux, il faudra que j’en fasse des copies pour ces dames, qui sont désolées de me voir emporter leur image. Ces épouses de notre hôte et une princesse de Perse sont les seules musulmanes dont j’aie pu reproduire les vêtements et les traits.

Nous devons, au moyen d’un petit pyroscaphe, nous rendre à une pêcherie située à l’une des embouchures du Volga.

Ces établissements sont considérables ; les habitations des pêcheurs et autres employés y forment un village composé d’une centaine de maisons. Leur trait principal est un immense barrage, pratiqué dans un des bras du fleuve où la navigation est interceptée. La circulation des bateaux se fait par une seule ouverture. Sur la rive s’étendent de vastes bâtiments dont la plupart sont construits sur pilotis ; de larges escaliers en descendent jusqu’au bord de l’eau pour faciliter le transport du poisson aussitôt qu’il est pêché.

Les pêcheurs du Volga ne parlent guère qu’avec dédain des poissons de petite espèce qu’on sale et fait sécher pour les transporter dans l’intérieur de l’empire : ils réservent leur estime pour l’ichthyocolle, l’esturgeon ordinaire et le bélouga. Chaque pêcherie est pourvue de bateaux de différentes dimensions, avec lesquels on peut naviguer sans l’aide des bras de beaucoup de Bourlakis. Dès que le poisson est pris, on le porte au bateau : c’est là qu’il est ouvert, fendu et nettoyé. En arrière sur la terre ferme, s’élèvent les bâtiments où sont creusés en forme de caves de grands magasins ; des auges s’y étendent d’un bout à l’autre ; on y fait une forte saumure et on y étale les poissons qu’on range par couche, puis que l’on couvre de sel. Tous les espaces libres entre les auges sont garnis de morceaux de glace, dans le but d’y entretenir une grande fraîcheur.


Campement de Kalmouks (rive gauche du Volga). — Dessin de Moynet.

Les pêches se font au printemps, en automne et en hiver : celles d’automne sont réputées les meilleures, parce qu’elles produisent plus d’œufs pour le caviar.

Outre les filets, on se sert d’un grand appareil composé d’immenses câbles de cent mètres de long, auxquels sont assujettis des cordages pourvus d’hameçons. Ces câbles, ajoutés les uns aux autres, sont fixés au fond du fleuve par des ancres et maintenus à fleur d’eau par des poutres : ce sont des lignes de fond gigantesques, dont chaque hameçon peut accrocher un poisson de trois ou quatre mètres.

Aussitôt après notre arrivée, plusieurs bateaux vont visiter les câbles, et en moins d’une heure ils reviennent avec plus d’une centaine de poissons, dont quelques-uns sont d’une taille colossale. Il faut plus d’une barque pour saisir et amener le plus gros de tous. Notre curiosité s’attache à ce monstre, et nous décidons de le suivre.

On le monte à grand’peine dans une vaste salle meublée d’une centaine de baquets ; là, après lui avoir fendu la tête d’un coup de hache, on lui ouvre le ventre jusqu’à la queue ; puis on en tire successivement les œufs, les entrailles, la vessie et enfin le nerf dorsal, appelé vésiga, avec lequel les Russes font des pâtés dont ils sont très-friands.

Toute cette boucherie dure un quart d’heure ; avant que l’animal, plein de vie galvanique, cesse de se tordre convulsivement, les œufs sont préparés pour nous être servis en caviar frais.