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rêve dont l’attrait inespéré tient presque du prodige. Quand même Sarepta serait transporté au milieu de la Suisse, on ne pourrait manquer de s’éprendre de ce délicieux séjour. Mais pour l’apprécier à sa juste valeur, il faut être fatigué, brisé comme nous l’étions en l’abordant ; il faut avoir désiré un peu d’ombre et d’eau comme une manne céleste ; il faut avoir parcouru, pendant plusieurs jours, un pays semblable à celui que nous avons essayé de décrire, sous un soleil torréfiant, sans voir autre chose que des plaines de sable !

« Qu’on se figure une jolie petite ville d’Allemagne, avec ses maisons à pignons, ses arbres fruitiers, ses fontaines, ses promenades, sa propreté minutieuse, son bien-être et son heureuse population, et l’on n’aura qu’une faible idée de Sarepta, qui réunit, dans ce coin du monde éloigné, tous les avantages des pays les mieux civilisés : industrie, beaux-arts, morale, sociabilité, commerce, etc.

« Cette colonie morave, cachée dans un pli du Volga, au milieu des hordes kalmoukes et khirghises, prouve éloquemment jusqu’à quel point la volonté et la persévérance peuvent opérer de miracles. C’est le premier jalon que l’Europe ait planté dans une contrée aussi reculée, parmi des peuples pasteurs, si jaloux de leur indépendance ; et l’on ne peut que s’émerveiller en face des résultats obtenus par les Frères Moraves, tant sur le sol inculte qu’ils ont fertilisé, que sur le caractère plus inculte encore des habitants, résultats qui font vivement apprécier les bienfaits de notre civilisation.

« Tout respire la paix et le contentement dans cette petite ville bénie de Dieu. C’est le seul endroit que je connaisse en Russie où le regard ne soit pas contristé par l’aspect de la servitude. Là, aucune fâcheuse pensée ne vient se mêler aux observations intéressantes que glane la curiosité. Chaque maison est une fabrique, chaque individu un industriel. Durant la journée, tous sont au travail ; mais le soir une population gaie et heureuse se répand sur les promenades et sur la place publique, et donne à la ville une animation des plus agréables.

« En véritables Allemands, les Frères Moraves aiment la musique avec passion. Les sons du piano qu’on entend dans presque toutes les maisons, leur rappellent la mère patrie et les consolent du voisinage des Kalmouks.

« Nous visitâmes l’établissement des Sœurs Moraves, où, par un singulier hasard, nous rencontrâmes une vieille dame allemande qui parlait fort bien le français. L’existence de ces sœurs est calme, modeste, asservie aux préceptes les plus purs de la morale et de la religion. Elles sont au nombre de quarante, et paraissent heureuses, autant du moins qu’on peut l’être avec une existence tout à fait monacale. Un ordre parfait, des appartements commodes, un beau jardin, leur rendent la vie matérielle aussi douce que possible. La musique leur est aussi d’une très-grande ressource. Nous remarquâmes, dans la salle de prières, trois pianos dont elles s’accompagnent pour chanter des hymnes en chœur. Elles font de très-jolis ouvrages en perles et en tapisserie, qu’elles vendent au profit de la communauté. Ces détails n’auraient rien que de fort ordinaire s’il s’agissait de tout autre pays ; nous craignons même qu’ils ne semblent oiseux ; mais pour peu qu’on songe que cette oasis de civilisation est égarée à l’extrémité de l’Europe, au milieu des Kalmouks, sur les confins du pays des Khirghis, on trouvera notre enthousiasme bien naturel et bien excusable.

« Comme il faut toujours qu’un peu de critique se mêle à l’appréciation des choses, pour en augmenter la saveur, je me permettrai d’attaquer la prétention maladroite avec laquelle s’habillent les femmes. Croirait-on que dans ce petit coin de terre, si éloigné de tout l’univers, on porte le ridicule jusqu’à singer les modes françaises, modes qui datent de l’Empire, tout au moins ? Combien le costume simple, sévère, et le petit bonnet alsacien des mennonites sont préférables à cet assemblage d’élégance et de mesquinerie qui caractérise les Sœurs Moraves ! Cela n’a point de caractère, point de sérieux ; on croirait voir des chanteuses de rue.

« Pour en donner l’idée, voici la description exacte d’une élégante de Sarepta (la fille de notre hôte) : robe d’indienne à fleurs, courte et étroite ; tablier noir, grand mouchoir de madras cachant une fort jolie taille ; ridicule à la main, fait de morceaux d’étoffes différentes ; souliers à grosse semelle, bras nus et chapeau rose orné de fleurs. Ajoutons, pour que le portrait soit complet, une charmante figure et des bras potelés. Les femmes sont du reste beaucoup plus jolies ici que partout ailleurs en Russie : chez plusieurs d’entre elles se retrouve à un degré remarquable le type allemand du Nord, avec son sang si beau, ses traits si naïfs et son abandon si plein d’innocence.

« Le soir de notre arrivée, on nous conseilla d’aller entendre une musique funèbre, dernier hommage rendu à l’un des principaux habitants de Sarepta. Le corps, exposé dans une chapelle ardente, était entouré de la famille et des nombreux amis du défunt, et ne devait être transporté au cimetière que le quatrième jour ; coutume précieuse, qui peut prévenir d’horribles accidents.

« Il serait difficile d’imaginer rien de plus solennel et de plus mélancolique que l’harmonie produite par ces voix humaines et ces instruments en cuivre, qui, se répondant alternativement, semblaient l’écho des pensées les plus tristes et les plus profondes du cœur. Une foule nombreuse assistait à cette scène avec un recueillement un peu troublé, je dois le dire, par la vive curiosité qu’inspirait notre présence. La gravité de la cérémonie ne put empêcher ces bons Allemands de nous entourer avec la plus vive curiosité, et de nous faire mille et mille questions sur le but de notre voyage…

« … Entourés de tous les côtés par les hordes sauvages des Kalmouks, isolés à plus de cent trente kilomètres de toute ville russe, ce ne fut qu’à force de per-