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ont grand’peur de l’ukase impérial qui doit les émanciper.

J’ai vu quelques-uns de ces malheureux qui remplissaient les fonctions de domestiques chez leur seigneur, et qu’on faisait rentrer immédiatement dans leur devoir, s’ils s’en écartaient, sur la simple menace d’être mis en liberté. On sait qu’il en a été de même des nègres esclaves, et qu’on a vu des prisonniers tellement accoutumés à leur cachot qu’ils ne voulaient plus en sortir.

Quand un seigneur (ou plutôt son intendant, le seigneur étant rarement sur ses terres) croit avoir à se plaindre d’un serf, on conduit le pauvre diable au comptoir, où on lui administre des coups de verges. La police seule a le droit de donner le knout. On inflige encore une autre punition quand les peines corporelles ne suffisent pas : sur l’ordre du seigneur on enrôle le coupable, et dès ce moment on n’entend plus guère parler de lui, la durée du service étant de trente-cinq années.

Le paysan dont l’isba a été brûlé, ou celui qui, en se mariant, fonde une nouvelle famille, demande et obtient l’autorisation de prendre dans les forêts du seigneur les sapins nécessaires pour se construire une maison.

Cette construction, que le paysan fait lui-même et presque sans autres outils que sa hache, est presque toujours un travail remarquable : souvent on y trouve une certaine élégance. Les troncs de sapins sont dressés sur deux côtés seulement, posés les uns sur les autres ; les extrémités sont entaillées à mi-bois. Ces murailles de bois, où l’étoupe remplace le ciment, sont impénétrables au froid rigoureux du pays. Sur la façade sont, en avant-corps, deux grands arbalétriers ornés, sculptés, et se coupant en croix au sommet. Cette ornementation, d’un effet original, est rehaussée d’ordinaire de quelque peinture.

La seule partie de la demeure où l’on fasse entrer de la maçonnerie est un poêle gigantesque, qui reste allumé tout l’hiver, et dans le four duquel le paysan prend, le plus souvent, une sorte de bain de vapeur, en s’y introduisant tout habillé.

Le paysan russe se déshabille rarement. Sa touloupe, vêtement fait d’une peau de mouton garnie de sa laine et qui s’applique en dedans sur le corps, ne le quitte guère que quand elle tombe en lambeaux.

Tout l’ameublement de l’isba se compose de bancs assez larges faisant le tour de l’habitation : ils servent à toute la famille de lit, meuble inconnu. En hiver, on a le dessus du poêle pour chambre à coucher. Au plafond on suspend les provisions, les chandelles, le lard, etc. : toutes choses qui, dans un intérieur où les fenêtres sont doubles et s’ouvrent seulement pendant l’été, donnent une atmosphère assez peu agréable.

Une petite Vierge orne toujours un des angles de chaque pièce de la maison.

Les ustensiles du ménage et de la profession, les enfants, les animaux domestiques, se mêlent dans ces intérieurs avec un désordre assez peu pittoresque. La propreté n’est pas encore une vertu russe. Si Pierre le Grand, qui a tant fait pour importer les usages hollandais en son pays, revenait aujourd’hui au milieu de son peuple, il verrait que ses souvenirs de la Néerlande n’y sont pas encore tous en honneur.

Ce défaut de malpropreté et un goût excessif pour le vodka (eau-de-vie de grain) sont ce qu’on a le plus à reprocher au paysan russe : il est intelligent, courageux, affable et bienveillant. On est toujours bien reçu chez lui, et, comme les pauvres en tous pays, il partage volontiers le peu qu’il a avec ceux qui ont besoin de son secours.

Les pièces importantes de son costume sont : — une chemise de cotonnade, le plus souvent rouge, tombant par-dessus des pantalons très-larges qui entrent dans des bottes très-fortes ; — une touloupe qui couvre tout ; — un chapeau bas de forme, aux bords larges et cambrés. Dans les environs de Moscou, la forme du chapeau est pointue et presque sans rebords.

Les femmes portent des bottes comme les hommes ; elles ont un châle ou un fichu sur la tête et les épaules, et toujours l’inévitable touloupe ; ce qui ne constitue pas un ensemble bien élégant. Mais quand viennent les jours de fête, dans le court été qui ravive un peu ces contrées, les vieux costumes russes sortent de leurs coffres, et l’on voit briller au soleil les fichus, les tabliers brodés de vives couleurs, ou même d’or et d’argent, et les coiffures nationales, qui varient selon les provinces.

C’est le temps où l’on surprend sur les visages un peu de gaieté. Le paysan russe ne connaît pas la joie folle des peuples du Midi ; il conserve toujours une certaine gravité jusque dans ses plaisirs. Sa danse même est triste, et son chant a plutôt l’air d’une plaintive psalmodie que de l’expression de la joie. Ses fêtes n’ont jamais cette physionomie animée et expansive dont la kermesse des Pays-Bas est le type. La musique est peu bruyante. Une petite mandoline à très-long manche, une flûte double, un autre instrument assez curieux composé de trois maillets dont le centre passe par un segment de cercle en fer et qui se rapprochent à intervalles inégaux, voilà tout l’orchestre. À défaut de musique, les spectateurs chantent en frappant dans leurs mains pour marquer la mesure.

Nous passons quelques jours à Elpativo. On organise plusieurs grandes chasses dans les bois qui entourent les terres cultivées. Toute la jeunesse d’Elpativo est employée aux battues. C’est un vrai massacre. Le gibier est d’une merveilleuse abondance : perdrix, coqs de bruyère, lièvres blancs et gris tombent de tous côtés. À cette époque de l’année le lièvre change de fourrure : sa robe d’hiver, plus fourrée que l’autre, est tout à fait blanche l’hiver.

Enfin nous partons pour rejoindre le Volga, but de notre excursion. Nous nous mettons en route par une belle nuit qu’éclaire à l’horizon une grande comète, de plus en plus brillante à mesure que nous avançons au nord-est ; nous avons aussi, pour dissiper l’obscurité, l’incendie d’une forêt qui brûle à quelques verstes devant nous, accident assez commun en Russie.