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péré propose un duel : l’Espagnol refuse, et après une lutte de quelques instants il tombe inanimé.

Le meurtre était flagrant : Salas, condamné à mort, ne dut sa grâce qu’à une inspiration heureuse de son défenseur.

Cet avocat, qui se nommait Salvador, avait en vain fait valoir toutes les considérations qui militaient en faveur de son client. La loi était formelle et les juges restaient inébranlables.

« Rappelez-vous, messieurs, s’écria enfin l’orateur, rappelez-vous, qu’autrefois, alors que la civilisation européenne n’avait pas encore pénétré dans notre pays, les rois, voulant encourager les arts, rendirent un décret que l’on cite encore aujourd’hui avec éloge, car il témoigne de leur zèle intelligent pour la prospérité du royaume. Cet édit graciait tout coupable qui, condamné pour la première fois à la peine de mort, serait unanimement reconnu comme le plus habile dans sa profession. Vos lois seraient-elles plus implacables, plus inhumaines que celles de ces nations primitives ? Vous avez devant vous l’homme que le peuple proclame son premier peintre, dont ses rivaux mêmes avouent la supériorité ; ne vous laisserez-vous pas fléchir, sinon pour lui, au moins dans l’intérêt de l’État qui tire des beaux-arts sa gloire la plus incontestable et sa principale richesse ? »

Émus par ces paroles chaleureuses, les juges firent revivre en faveur de Salas la législation des Incas. La grâce toutefois, ajouta en riant M. Boursier, ne fut pas complète ; on commua la peine du gibet en celle du mariage.


L’industrie de Quito. — Misère. — Richesses végétales. — Tempêtes dans les Andes. — Aventure comique de deux généraux.

Outre les œuvres de ses artistes et les broderies de ses bolsiconas, Quito exporte dans les provinces voisines des toiles de coton appelées tocuyos, des bayados ou tissus de grosse laine, des couvertures et des ponchos. Mais cette industrie, encore peu développée est loin de procurer au pays les ressources dont il aurait besoin. Obligée de recourir à des emprunts onéreux, la république équatorienne n’a pas assez de revenus pour payer ses dettes et faire face à ses dépenses ; aussi est-elle menacée de quelque catastrophe si une sage et prévoyante administration ne parvient pas à fermer cette plaie mortelle aux sociétés comme aux familles, la dette. Par malheur, jusqu’à ce jour, le gouvernement n’a employé que des moyens qui irritent le mal au lieu de le guérir ; quand arrive une lourde échéance, on frappe d’impôts forcés les gens que l’on regarde comme des adversaires politiques, ou bien l’on commet contre les négociants et les propriétaires paisibles des exactions révoltantes. Que de fois n’a-t-on pas vu emprisonner d’honnêtes citoyens pour les obliger à des contributions extraordinaires, hors de toute proportion avec leur fortune, imposées arbitrairement et à l’improviste !

Et cependant, sur ce fertile territoire de l’Équateur, que de biens la nature ne prodiguerait-elle pas aux hommes courageux et forts qui sauraient les mériter par l’intelligence et le travail ! Que de trésors les montagnes et les forêts vierges gardent dans leurs entrailles ? Une quantité d’arbres précieux sont prêts à offrir, les uns le tribut de leurs fruits succulents, les autres, celui de leurs bois que rechercheraient l’ébénisterie et la construction ; ici s’élèvent le cotonnier, l’ébénier, le cèdre, le cascal aux troncs majestueux desquels s’enlacent la savoureuse grenadille ou la vanille odorante ; là, le cannelier, le caoutchouc, les plantes qui donnent les épices et les aromates, les baumes médicinaux, les résines, les gommes, les laques, qui se confondent avec le tabac, le tamarin, le laurier ; les creux des arbres recèlent d’abondants rayons de miel, et à leurs pieds croissent souvent des tubercules et des racines alimentaires.

Toutes ces richesses sont des productions spontanées du sol ; le règne végétal croît et fructifie sans le secours du travail. L’homme semble ignorer ou dédaigner ces dons de la nature, et c’est en vain que retentit au sommet des grands arbres la voix mélodieuse et triste de l’oiseau Dios-té-dé ; c’est en vain que son cri rappelle au voyageur ce qui lui est destiné, offert par la bonté de la providence.

Dios-té-dé ! Dieu te donne ! Quand donc cet appel touchant sera-t-il entendu ? Quand donc les populations de l’Amérique méridionale sauront-elles profiter et jouir de tant de bienfaits !

Il est vrai que la région intertropicale, si admirable et si féconde, exigerait de laborieux efforts pour être complétement et commodément asservie aux besoins de l’homme. Les forêts vierges, par exemple, qui renferment d’incalculables ressources, opposent à l’exploitation et au défrichement des obstacles proportionnés à la grandeur de la récompense. L’immense chaîne des Andes, qui contient des mines si abondantes et donne naissance à tant de grands fleuves, est pour les communications une cause de difficultés dont aurait à triompher l’industrie des Équatoriens. Non-seulement son élévation est considérable, le froid qui y règne excessif, mais pendant la saison des pluies, c’est-à-dire pendant six mois de l’année, elle est exposée à de terribles orages.

Lors d’une excursion que je fis dans les provinces méridionales, je fus témoin d’une de ces tourmentes et ce que je vis ne s’effacera jamais de mon esprit. Je savais que chaque jour, à trois heures de l’après midi, la tempête se déchaînait avec violence dans les montagnes, et, m’étant aventuré une fois assez loin de la ville, je m’étais promis d’être de retour avant l’heure fatale ; mais, désireux d’achever une vue commencée et retardé ensuite par des accidents de terrain, je devins malgré moi le spectateur d’une scène dont la plume ou le crayon sont impuissants à peindre la sublime horreur.’Le soleil avait tout à coup disparu derrière un amas de nuages qui enveloppaient le sommet des Andes de leurs sombres tourbillons. Les flancs des montagnes et leurs mille cavernes rugissaient en vomissant des éclairs,