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quelque admiration quand on songe que Miguel de Santiago s’était formé lui-même, et qu’il ne possédait même pas les notions les plus élémentaires de la partie mécanique de son art. Sa fécondité n’était pas moins extraordinaire ; à lui seul, il décora tout le couvent de San-Augustin, et composa, dans d’autres églises, un grand nombre de peintures murales.

Une foule de disciples marchèrent dans la voie ouverte par Miguel de Santiago ; les Quiténiens sont naturellement portés aux études qui exigent de la persévérance et de la réflexion ; leur situation isolée au milieu des montagnes fortifie chez eux le goût méditatif et entretient leur goût pour les beautés de la nature. Malheureusement les nécessités de la vie matérielle ont arrêté de bonne heure l’essor de leur génie.


Visite à un atelier. — Histoire tragique d’un peintre. — Ingénieuse péroraison d’un avocat Quiténien.

À l’époque où je visitai Quito, un peintre y jouissait d’une grande renommée : il s’appelait P. Salas. Curieux de voir à l’œuvre un artiste qui, placé en dehors des centres de civilisation, devait avoir une méthode particulière, intéressante pour un praticien, je me fis présenter à lui[1].

À mon arrivée, je trouvai ce patriarche de la peinture occupé à esquisser un portrait en pied de grandeur naturelle. Près de lui se groupaient une dizaine de jeunes gens, courbés sur des chevalets. — Sans doute pensai-je, ce sont-là ses élèves. — Le maître de la maison, vieillard de petite taille, dont les traits fiers et expressifs annonçaient une vivacité d’esprit peu ordinaire à son âge, me reçut avec la plus franche cordialité.

Guidé par lui, je visitai la maison et traversai plusieurs ateliers où des jeunes gens préparaient des toiles, des couleurs, fabriquaient des brosses, etc. Je manifestai à mon hôte l’étonnement que j’éprouvais à la vue d’un personnel si nombreux, et je le félicitai d’avoir acquis assez de réputation pour réunir autant de disciples.

Le vieillard se mit à rire :

« Vos éloges tombent mal, monsieur, me dit-il d’un air de bonne humeur ; personne en notre pays ne se donne la peine de suivre les leçons d’un maître. Un peu de goût et de l’adresse, voilà tout ce qu’il faut pour la peinture de pacotille dont on fait chez nous une si grande consommation. Les jeunes gens que vous venez de voir sont mes enfants.

— Vos enfants ! mais j’en ai compté au moins quinze ?

— J’en ai vingt, monsieur, et sur ce nombre, dix-sept travaillent avec moi. Je vais vous présenter mes aînés ; ce sont des gaillards qui ont profité des exemples de leur père, comme vous pourrez en juger. »

Nous entrâmes dans une pièce voisine, où je trouvai deux jeunes artistes, Raphaël et Domingo, peignant de grandes toiles dont les sujets, empruntés à l’histoire sainte, étaient traités d’une manière assez large et avec un sentiment assez délicat des couleurs. Comme je leur demandais s’ils n’avaient point de modèles, ils me montrèrent des gravures, larges au plus comme la main, d’où ils avaient tiré les sujets qu’ils traitaient.

Grande fut ma surprise.

« Mais comment, m’écriai-je, pouvez-vous, avec ces chétives lithographies, arriver à une telle vérité de couleurs ?

— La différence des coups de burin nous indique les teintes principales, me répondirent-ils, l’imagination fait le reste.

Le talent d’harmoniser les tons est en effet inné chez les Quiténiens ; jamais nul parmi eux, même chez le peuple, ne mettra ensemble deux nuances discordantes. Mais cette intuition artistique aurait besoin d’être fécondée par de sérieuses études, et malheureusement leurs meilleurs maîtres, entraînés par l’exemple, s’appliquent plus à produire beaucoup qu’à bien faire.

Salas, a peint dans le cours de sa vie, plus de onze mille mètres carrés de toile, sans compter ce que ses enfants barbouillent sous sa direction.

Cette visite au vieil artiste, dans une ville perdue sous les tropiques, au milieu des Andes, à trois mille lieues de mon pays, me laisse un des souvenirs les plus agréables de mon voyage. Le bon Salas ne voulut pas me permettre de partir sans m’avoir fait accepter une collation ; sa femme et ses filles se mirent en devoir de préparer à la hâte ce qu’elles avaient de meilleur, tandis que le peintre et ses fils m’entretenaient de mille sujets intéressants, me questionnaient avec une curiosité pleine de sympathie et me témoignaient de la façon la plus affectueuse le plaisir que leur causait ma présence.

Je me retirai, enchanté de mes hôtes, et croyant n’avoir plus rien à apprendre sur cette famille patriarcale. Le front calme, la figure souriante de Salas, cet intérieur paisible et réglé, tout semblait annoncer une vie que n’avait jamais troublée aucun orage. Je fis part de mes réflexions à M. Boursier, consul général de France, qui m’accompagnait dans cette visite.

« Vous vous trompez, me dit-il, ce bon vieillard, dont l’existence douce et tranquille vous paraît si enviable, a été dans sa jeunesse le héros d’une lugubre tragédie. Traduit devant les tribunaux, il a entendu prononcer contre lui une sentence de mort, et peu s’en est fallu qu’il ne fût exécuté comme un meurtrier vulgaire.

— Un meurtrier ! lui, Salas ! C’est impossible. Il s’agit sans doute d’une de ces déplorables erreurs que la justice humaine commet quelquefois. Mais racontez-moi cette histoire, dites-moi comment son innocence fut découverte.

— Il était coupable et il ne cherchait point à nier son crime. Ardent et passionné, il aimait avec toute la fougue du sang méridional une jeune Quiténienne, celle-là même qui est devenue sa femme et que vous avez vue tout à l’heure préparer le thé en bonne ménagère. Salas était sur le point de l’épouser, lorsqu’un soir il rencontra devant sa porte un Espagnol qui lui donnait une sérénade ; une querelle s’engage : Salas exas-

  1. M. Ernest Charton est peintre.