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exécution qu’après avoir été approuvées par l’assemblée des chefs.

Ils étaient fort habiles dans l’art de travailler les métaux et de tailler les pierres précieuses ; ils savaient tanner les peaux et fabriquer de fins tissus de laine et de coton. Ils n’excellaient pas moins dans l’architecture ; les premiers en Amérique ils firent usage des cintres et des voûtes, innovation à laquelle leurs monuments durent une élégance que n’avaient point ceux des peuples plus anciens.

Cinq cents ans après la fondation de cet empire, l’Inca Huaynacapac déclara la guerre au quinzième et dernier roi des Caras, le défit dans une grande bataille et réunit ses États au Pérou qui en conserva la possession jusqu’au siècle suivant.

Les nouveaux conquérants exercèrent sur le pays qu’ils venaient de soumettre une influence relativement salutaire. Ils introduisirent à Quito une religion moins funeste ; ils protégèrent les arts et l’industrie. Des palais somptueux, des temples magnifiques furent érigés par leurs soins ; le ciment avec lequel ils construisirent ces monuments faisait adhérer si parfaitement les pierres les unes aux autres, que l’édifice entier paraissait taillé dans un bloc gigantesque.

Qui eût pu prévoir alors qu’une tourmente suffirait à balayer ce florissant empire et qu’un siècle plus tard ses habitants, courbés sous la plus cruelle oppression, retomberaient dans la barbarie ?

Au lieu de s’unir étroitement, quand parvint jusqu’à eux la nouvelle du débarquement des Espagnols, les Péruviens cherchèrent dans les étrangers des auxiliaires pour la défense de leurs querelles privées. Personne n’ignore l’histoire de leurs discordes et de leurs malheurs.

Quito, à demi détruite par le traître et sanguinaire Ruminahui, officier de l’Inca Atahualpa, qui avait voulu profiter des troubles du pays pour s’emparer de la couronne, fut mise à feu et à sang par les Européens. Presque toute la population mâle périt ; de sorte que l’un des lieutenants espagnols ayant voulu entreprendre une excursion dans les provinces de l’intérieur, ne vit arriver que des femmes et des enfants, à la place des hommes qu’il avait demandés pour porter les bagages et frayer sa route au milieu des forêts. Au lieu de songer combien le pays avait été dépeuplé, il crut à une mystification et, plein d’une aveugle rage, il fit passer au fil de l’épée ces victimes sans défense.

Enfin la paix se rétablit dans Quito, non point cette paix qui naît de la tranquille jouissance des droits civiques, du triomphe de la justice et de l’empire des lois, mais celle qui n’est que le silence d’une nation vaincue et mourante. L’œuvre civilisatrice des Incas avait cessé avec le régime terroriste et arbitraire des Espagnols. En vain les Jésuites, les Franciscains et quelques autres ordres religieux tentèrent de travailler à l’éducation des indigènes, les atrocités commises au nom de la religion par les Européens avaient aliéné tous les cœurs. Ardents seulement à s’enrichir, les conquérants entassaient les ruines sur leur passage ; les routes sans entretien furent détruites, les ponts s’effondrèrent, les digues se rompirent, les canaux d’irrigation s’obstruèrent ; les Indiens qui avaient échappé aux massacres furent accablés de corvées inhumaines et incessantes ; les uns s’enfuirent peu à peu dans les solitudes profondes des forêts, les autres découragés et abrutis se laissèrent écraser par la domination cruelle de leurs maîtres.

On exigeait d’eux les travaux les plus pénibles sans leur donner en retour le moindre salaire ; on leur arrachait des tributs dès l’âge de 13 ans, et s’ils n’étaient pas en état de les payer, on les vendait comme de vils animaux. Les Espagnols entreprenaient-ils quelque lointain voyage, chacun d’eux avait à sa suite, en guise de bêtes de somme, cinq ou six Indiens pesamment chargés et attachés à une chaîne, afin qu’ils ne pussent s’enfuir. Si durant le trajet, l’un de ces malheureux succombait à la fatigue, on lui coupait la tête afin de ne pas être obligé d’ouvrir le cadenas qui fermait son carcan, et son corps était abandonné pour servir de pâture aux vautours. Comme un cheval valait à cette époque quarante mille francs dans les provinces de l’Équateur, les cavaliers, pour économiser ces précieuses montures, se faisaient porter par des hommes à de longues distances, se souciant beaucoup moins de la perte de quelques Indiens que de celle d’une bête de somme.

Ces hommes aveugles et inhumains ne songeaient point au tort qu’ils se faisaient à eux-mêmes en exterminant les indigènes. « Ils allaient reconnaître, dit le capitaine Palomino, les provinces et les villages dont ils voulaient prendre possession. Si les habitants les recevaient en amis, on les mettait à la torture pour les forcer à avouer où se trouvaient leurs trésors ; si, au contraire, ils abandonnaient leurs maisons, les Espagnols y mettaient le feu, détruisaient toutes les provisions renfermées dans les dépôts, et traquaient les fugitifs comme des bêtes fauves avec des chiens qu’ils avaient dressés à cette horrible chasse. Les champs restaient en friche, et il en résulta une telle famine qu’une foule d’indigènes moururent exténués sur les chemins. »

Exaspérés par les barbares traitements qu’on leur faisait subir, et reconnaissant leur impuissance à reconquérir leur liberté, les Indiens ne voulurent pas laisser à leurs ennemis la jouissance des magnifiques travaux accomplis sous le règne des Incas. Avec la fureur du désespoir, ils commencèrent à détruire les vestiges de leur civilisation passée. Les Espagnols, au reste, rivalisaient avec eux dans cette œuvre de vandalisme. En quelques années on vit disparaître les monuments admirables, temples, palais, statues, qui avaient fait la gloire des siècles précédents. Deux routes royales pavées et bordées de hauts parapets, ne furent même pas épargnées. Ces superbes voies, construites pour relier Cuzco et Quito n’avaient pas moins de six cent soixante lieues de longueur. Elles allaient d’une montagne à l’autre en passant par-dessus les vallées dont il avait fallu combler