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costume qui, souvent ne se compose que de trois pièces : la chemise, dont les bords sont brodés de coton rouge ou bleu, la jupe de bayeta ou bolsicon, étoffe de laine grossière, et une sorte d’écharpe de peluche qu’elles drapent autour de leurs épaules. La jupe est très-courte, la jambe bien tournée, et les pieds nus sont si roses et si délicatement modelés qu’ils feraient l’admiration d’un sculpteur ou d’un peintre. Aussi la bolsicona met-elle un soin particulier à les poncer tous les jours avec du sable fin et, même lorsqu’il y a de la boue, ce qui arrive souvent dans les rues sales et mal entretenues de Quito, elle marche avec une telle légèreté qu’elle n’en laisse pas ternir la douce surface de la moindre souillure.

La bolsicona est généralement couturière ou brodeuse, et son goût, son habileté font rechercher dans toute l’Amérique méridionale les ouvrages sortis de ses mains. Bien qu’elle ne sache pas dessiner, elle possède d’une façon merveilleuse la mémoire des formes et l’art d’imiter la nature. En voici un exemple :

Pendant mon séjour à Quito, Mme Boursier, femme du consul général de France, voulut se faire broder des mouchoirs et appela près d’elle une bolsicona.

« Je désire, lui dit-elle, que tu me composes des dessins très-variés ; tu y mettras des fleurs pareilles à celles que tu vois sur ce tapis, à celles qui ornent ce papier, qui remplissent ces vases, etc. »

La jeune fille regarda les bouquets avec attention.

« C’est bien, madame, vous serez satisfaite. »

Un mois après elle vint apporter son travail. Mme Boursier, en examinant les broderies, ne put retenir une exclamation de surprise, tant les fleurs, habilement groupées, représentaient avec exactitude ce qu’elle avait indiqué à la bolsicona.

Les gens du peuple, vigoureux et bien faits, ont cependant quelque chose de disgracieux dans le port de la tête : l’habitude d’assujettir sur leur front les plus lourds fardeaux, à l’aide d’une courroie, fait prendre aux muscles de leur cou un développement démesuré qui choque singulièrement le regard. Les porteurs d’eau seuls ont adopté une autre méthode, mais la noblesse de l’attitude y gagne peu. Une lanière passée sur leur poitrine retient l’énorme jarre dont ils assurent l’équilibre sur leur échine fortement courbée au moyen d’un petit paillasson. Le poids qu’ils portent ainsi, n’est pas inférieur à quatre-vingts ou cent kilog. ; et c’est pour la modique somme d’un cuartille (15 centimes) que ces pauvres gens se rendent souvent à de très-grandes distances avec d’aussi fortes charges.

Les indigènes sont infatigables. Ils marchent des journées entières avec des fardeaux sous lesquels plierait une mule, et ils ne se reposent qu’une ou deux fois pour faire leur repas de quelques cuillerées d’une farine grossière qu’ils délayent dans leur bouche avec de l’eau puisée au ruisseau voisin ; ils prennent ensuite quelques feuilles de coco qu’ils mâchent avec un peu de chaux ou de marne. Cette plante, stomachique et fortifiante soutient leur vigueur et conserve leur santé ; elle était regardée comme sacrée par les anciens Péruviens, qui l’avaient dédiée au Soleil.

J’ai souvent rencontré aux environs de Quito des Indiens lourdement chargés qui, à l’aube du jour, partaient avec moi de la posada où j’avais passé la nuit. Bien que je fusse à cheval, et que parfois je ne fisse aucune halte dans la journée, j’étais toujours sûr de les trouver arrivés avant moi au tambo[1] où nous devions nous reposer le soir. Il est vrai de dire que leur extraordinaire agilité leur permet d’abréger la route à l’aide de sentiers qui seraient impraticables aux mules mêmes.

Le développement de la force musculaire chez les femmes indiennes est encore plus remarquable ; outre les accablants fardeaux dont elles sont chargées, elles ont très-souvent un ou deux marmots suspendus à leur cou. Dès que l’enfant peut marcher, la mère le pose à terre de temps en temps et le force à cheminer près d’elle ; un peu plus tard, elle place sur ses épaules un léger paquet, dont elle augmente le poids à mesure que croissent les forces du petit porteur ; quand il atteint sept ou huit ans, il est capable de rendre de véritables services.

Le hasard me fit un jour assister à une scène qui m’émut profondément. Deux indigènes, un homme et une femme, pesamment chargés et ruisselant de sueur, suivaient depuis une heure ou deux la même route que moi. Tout à coup je les vis entrer dans une cabane en ruines ; l’Indienne dont la grossesse paraissait fort avancée, s’étendit sur le sol. Surpris et inquiet d’une halte qui est si peu dans les habitudes de ces pauvres gens, je m’arrêtai pour attendre ce qui allait arriver. Le bruit de leurs paroles parvenait jusqu’à mon oreille, mais, ne sachant pas leur langue et incapable de faire connaître mes bonnes intentions, je me bornai à les observer de loin. Bientôt j’entendis dans la petite hutte des gémissements étouffés, presque aussitôt suivis des vagissements d’un petit enfant. Une demi-heure s’était à peine écoulée que le mari et la femme sortirent, portant un fardeau de plus. L’Indienne, à peine délivrée, et sans paraître sentir le poids énorme qui pesait sur ses épaules, pressait le nouveau-né sur son sein et lui souriait avec amour.

Je n’avais, hélas, à leur offrir qu’un peu d’eau-de-vie et quelques pièces de monnaie qu’ils reçurent avec une grande joie et force remerciements. Un instant après, ils étaient hors de vue.

Les Indiens joignent à la patience et au courage une douceur naturelle fort touchante chez un peuple qu’une longue oppression aurait pu aigrir. Jamais ils ne passent près d’un étranger sans ôter leur grand bolivard en lui souhaitant, dans leur harmonieux langage, un jour heureux et le succès de ses entreprises.

Comme la plupart des peuples asservis qui gardent au fond du cœur le souvenir et l’amour de leur nationalité perdue, les indigènes portent sur leur physionomie l’empreinte d’une mélancolie profonde. Leurs chants

  1. On appelle tambo une sorte de hutte construite pour servir d’abri aux voyageurs sur les routes du nouveau monde fort mal pourvues, comme ou sait, d’auberges.