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pointes, ce doux homme me montra les cicatrices, dont, à l’aide de son instrument, il avait marqué le dos de sa chère moitié. Cette aimable famille se retira charmée des dons que je lui avais faits.

Durant notre navigation, la boulangerie consistait à broyer le blé au moyen de deux pierres, puis à faire avec cette farine des espèces de gâteaux bruns appelés kisras. L’une des pierres, celle qui sert de pilon, a une forme cylindrique, et on la fait tourner avec les deux mains. L’autre, quand elle est neuve, est une grande pierre plate, d’une quarantaine de livres et appelée mourhaka. Au bout de quelques mois d’usage, la moitié de cette meule a disparu ; or, la poussière qu’a produite le frottement s’étant mêlée à la farine, on ne peut pas douter qu’on n’ait peu à peu mangé la meule. Le premier des arts humains a encore des progrès à faire dans la vallée du Nil.

Un jour, en halant les bateaux, on réveilla un hippopotame qui allait s’échapper ou entraîner avec lui ceux de nos gens qui s’acharnaient à le tuer, lorsque je lui logeai une balle dans la tête. Des cicatrices nombreuses faites par les dents de ses congénères sillonnaient sa peau. Elles furent cause d’une grande discussion parmi nos gens. Les uns voulaient que ce fût son père, d’autres affirmaient que c’était sa mère qui l’avait châtié. La dispute s’échauffait, comme il arrive souvent parmi les Arabes qui soutiennent leur opinion obstinément sur un point, quelle qu’en soit la futilité. Elle menaçait de ne pas se terminer sans coups de part et d’autre. Heureusement ou convint de me choisir pour arbitre dans cette querelle intéressante, et ; comme je me hasardai à dire que l’auteur de ces blessures pouvait bien être l’oncle du jeune infortuné : « Par Allah ! c’est vrai, » s’écria-t-on, et mon avis, qui ne donnait raison à aucune fiction, satisfit tout le monde.

Armes et instruments des tribus du haut Nil.

Cet hippopotame était gras comme du beurre. On le fit cuire, graisse, chair et peau tout ensemble. La peau en bouillant prit la teinte verdâtre de la graisse de tortue ; le goût en était exquis, bien supérieur à celui de la tête de veau, dont nous faisions une fausse soupe à la tortue. Un morceau ainsi préparé, puis mariné dans le vinaigre, accommodé avec des oignons hachés, du poivre de Cayenne et du sel, nous parut infiniment supérieur à la tortue elle-même.

Le 19 janvier, il sembla que nous sortions enfin de notre forêt aquatique d’herbes marécageuses et de roseaux. Nous arrivions à Zariba, où un Autrichien nommé Binder a établi sa station commerciale, au milieu de la tribu des Kytchs.

Ces indigènes, dont le pays est aujourd’hui un marais qu’on ne pourra traverser qu’après la baisse des eaux, ont des troupeaux nombreux, mais ils ne veulent ni vendre leur bétail ni le tuer pour s’en nourrir. Ils ne mangent de bêtes à cornes que celles qui meurent de maladie, se bornant à vivre de rats, de lézards, de serpents et de poissons, qu’ils réussissent à capturer en lançant leurs harpons au hasard à travers les roseaux. Quelquefois ils frappent un monstre pesant deux cents livres, qu’ils sont forcés de suivre à la nage jusqu’à ce que les forces de leur proie se soient épuisées, quittes à s’exposer ainsi à devenir eux-mêmes la pâture des crocodiles. Le plus souvent, ils ne pêchent rien, et, dans ce cas, plutôt