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Malheureusement ils portaient pour la plupart des cordes autour du cou et des reins, c’est-à-dire qu’ils avaient pris le deuil de leurs bestiaux enlevés ou de leurs parents tués durant la razzia des négociants. Aussi, la veille même du départ, trouvèrent-ils un moyen aisé de se venger en se sauvant tous ensemble et laissant Ibrahim dans l’embarras : Le lieutenant de Courchid résolut donc de charger le gros de sa troupe de garder son trésor, tandis qu’il conduirait à Gondokoro un assez fort détachement pour y prendre des munitions et des provisions. Moi, je n’avais plus rien à faire à Shoua ; j’étais, par le fait même de la fortune qu’il avait amassée, dégagé de toute promesse envers Ibrahim, et je me décidai à partir avec lui pour Gondokoro.

Ma femme et moi nous nous mîmes donc en route non sans regretter bien sincèrement la bande des pauvres petits esclaves que nous avions soignés et qui pleuraient amèrement en se séparant de nous.

Nous avions complétement tourné le dos au sud : pendant plusieurs jours nous voyageâmes à travers de belles contrées semblables à des parcs, traversant deux fois l’Oun-y-Amé, qui coule entre le Shoua et l’Ounyoro ; enfin nous arrivâmes au point où cet affluent se perd dans le grand Nil, par 3° 32’ de latitude nord. Sur sa rive septentrionale à trois milles environ du confluent, je vis le tamarin qui fut le terme du voyage du signor Miani, et la limite non encore dépassée avant moi par les voyageurs venant du nord au sud. Cet arbre porte le nom de « Shedder-el-Sowâr » (l’arbre du voyageur). C’est sous ce nom qu’il est connu des caravanes des marchands.

Plusieurs des hommes appartenant à Ibrahim, ainsi qu’à Mahommed-Ouat-el-Mek, le vakil de Debono, avaient accompagné Miani jusque-là. Loggo, l’interprète bari, qui me suivait fidèlement depuis deux ans, avait aussi été l’interprète de Miani ; il m’avoua que, forcé par les menaces de l’escorte de son maître à le tromper, il lui avait fait craindre une attaque concertée par les indigènes. Les hommes de Miani, se servant de ce prétexte, avaient refusé de le suivre plus loin et l’avaient mis dans la nécessité de retourner à Gondokoro ; ce qui avait mis fin à l’expédition. Je contemplai d’un œil sympathique l’arbre qui avait été, pour ainsi dire, la borne infranchissable de son voyage. Me rappelant toutes les difficultés de ce genre que j’avais eu à supporter, songeant au crève-cœur que j’aurais eu si, trompé par les intrigues de mes propres gens, j’avais été obligé de revenir sur mes pas, tandis que mon devoir me poussait vers le sud, j’appréciai le désappointement que ce hardi voyageur avait dû éprouver en gravant amèrement son nom sur l’écorce de cet arbre, comme pour laisser un souvenir de sa déception. Après avoir payé un juste tribut à la persévérance qui l’avait fait pénétrer plus avant qu’aucun autre Européen avant lui, nous continuâmes notre route au milieu de véritables parcs naturels, de verdoyantes prairies avec lesquelles tranchaient les tamariniers dont le feuillage abrite de nombreux pigeons à la gorge d’un jaune éclatant. Nous gravîmes rapidement une montagne escarpée, par des sentiers ardus et pierreux. Arrivés au sommet, à huit cents pieds au-dessus du Nil qui coulait devant nous à une distance de deux milles environ, nous nous arrêtâmes pour jouir de ce splendide panorama « Hourrah pour le vieux Nil ! » m’écriai-je en jouissant de la scène qu’offrait à ma vue ce fleuve sortant à peine de chez son père nourricier, le lac Albert, dans toute la grandeur du plus majestueux cours d’eau de l’Afrique.

De notre hauteur nous apercevions une grande nappe d’eau que rien n’entravait dans sa course ; elle venait de l’O. S. O. et coulait sur un sol marécageux. Sa largeur, indépendamment des marais et des joncs, n’avait guère moins de quatre cents mètres ; mais, comme toujours, une estimation positive de cette largeur était rendue extrêmement vague par la forêt de joncs qui s’avancent fort avant dans les parties profondes et unies du Nil Blanc. Nous pouvions distinguer son cours jusqu’à une vingtaine de milles et tracer exactement la ligne des montagnes situées sur la rive occidentale, et que nous avions vues à soixante milles de distance lorsque nous étions sur la route de Karouma à Shoua ; déjà nous avions découvert de Mégundo même le commencement de cette chaîne frontière du Koshi. Le pays opposé au point où nous étions maintenant arrêtés, était justement le Koshi qui, bordant la rive occidentale du Nil, s’étend jusqu’au lac Albert. Le district que nous occupions actuellement, était le Madi qui s’étend le long de la rive orientale du Nil Victoria (ou Somerset) depuis l’angle formé par le Nil et le lac Albert. Ces deux pays, nous les avions déjà vus à Magungo, lorsque nous avions découvert le point précis où le Nil s’échappe du lac comme une simple modification de sa vaste nappe, jusqu’à ce qu’il se perde dans une interminable vallée de joncs gigantesques.

De Magungo, situé par 2° 16’ de latitude, ma vue s’était étendue au loin vers le nord, en descendant le cours du fleuve. Aujourd’hui, me trouvant à 3° 34’ de latitude, je remonte du regard dans la direction du sud, de manière à rejoindre presque la ligne atteinte par mon rayon visuel du haut de mon premier observatoire. Sur les cent quarante kilomètres qui m’en séparent, deux ou trois à peine restent inexplorés. Juste en face du sommet d’où nous examinons la contrée, la montagne escarpée, connue sous le nom de Gebel Koukou, s’élève à sept cent cinquante mètres au-dessus du niveau du Nil. C’est le point culminant d’une chaîne qui avec quelques interruptions au nord, longe la rive occidentale du fleuve jusqu’à trente milles de Gondokoro. Notre point d’observation forme l’extrémité septentrionale d’une chaîne parallèle encaissant le Nil à l’orient. Ainsi ce large et noble fleuve sorti du lac Albert comme une nappe d’onde pure, s’engouffre dès qu’il a reçu l’Oun-y-Amé, dans une passe resserrée entre deux montagnes : à l’ouest le Gebel Koukou et à l’est celle que nous foulons aux pieds. L’embouchure de l’Oun-y-Amé est la limite de la navigation pour qui viendrait du lac Albert. Si loin que la vue peut atteindre au sud-ouest, la con¢rée est déserte, plate et marécageuse, tout