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les États du négus, ou plutôt dans les forêts parcourues par les Chohos, tributaires de l’empire abyssin ; mais nous savions que les cavaliers abyssins ne s’aventurent presque jamais en armes dans ces forêts, où il est si facile à des fugitifs de se cacher ou même de se défendre contre des escadrons entiers.

Cette Kabylie était pour nous la terre du salut, et cette pensée ajoutait encore, à nos yeux, au charme très-réel que lui donnaient les arêtes brusquement coupées de ses sierras, ses forêts épaisses, ses jolis ruisseaux fuyant parmi les roches et les magnifiques éclaircies qui perçaient à travers ses anfractuosités. Une heure après Asmara, nous passâmes un petit col et nous descendîmes dans un vallon dont le fond était occupé par un torrent desséché, c’est-à-dire par un ruban de sable blanc que nous suivîmes toute la journée.

Je marchais à pied, autant pour soulager ma mule que pour mon propre agrément. J’étais à quatre cents mètres en avant de la petite caravane, quand je rencontrai un jeune berger choho qui parlait arabe, et avec qui je liai conversation. C’était un très-beau garçon qui avait les traits réguliers et caucasiques d’un Abyssin, mais il s’en distinguait par le vêtement ; il portait, au lieu de la chama, la tunique blanche à bordure bleue et rouge de Massaoua, un produit anglais. Il me demanda des nouvelles du père ; je crus comprendre que, bien que musulman, il désignait ainsi Mgr Masaya, qui était arrivé quelques jours auparavant à Massaoua, mais par une autre route. Interrogé sur le nom du lieu où je me trouvais, il me nomma ce vallon Guenda, et le massif de montagnes que je laissais à ma droite, Bidjen. Il ajouta qu’il y avait, à quelques heures plus loin, une eau courante appelée Sabargouma.

Je n’eus pas de peine à reconnaître dans Bidjen la fameuse montagne de Bizan, que surmonte un des monastères les plus célèbres de l’Abyssinie. Fondé au quatorzième siècle, dans un pays qui était alors entièrement abyssin, il était dans toute sa splendeur au temps des Portugais, et toutes leurs relations le signalent sous le nom de monastère de la Vision. Ne l’ayant pas vu, je ne puis certifier si la description qu’en fait Alvarez est exacte ; mais ce que je puis garantir, c’est que Bruce lui-même a peint bien moins fidèlement que l’illustre Portugais le magnifique et âpre territoire qui s’étend de l’Hamazène à la mer Rouge, et que je traversais le 2 novembre 1863, par une route plus septentrionale de quelques lieues que celle d’Alvarez.

« Tout le contour de ces Rochers est emplanté de bois, dont les plus grans et toufus sont Oliviers sauuages entre plusieurs herbes : la plus fréquente desquelles en ces parties là est Basilic. Tous lés autres arbres nous étoyent inconneus, et sans fruit. En aucunes valees et combes de ce monastère prouiennent Oranges, Limons, Citrons ; Péches avec belles treilles de raisins, et figues de toutes sortes, tant de l’espèce de Portugal, que dés Indes. Il y a semblablement des Chous, Choriandes, Echalottes et Myrtes : avec plusieurs autres sortes d’herbes odoriferantes, et medicinales : mais le tout mal en ordre, pour-autant, que lés habitans ne sont pas gens industrieus : et sont produis cés fruis sans main mettre, comme si c’étoyent choses sauuages : dont on peut presumer, que le terroir produirait beaucoup mieus ce qu’on y planteroit ou semeroit, s’il étoit cultivé…

« Ils sont ordinairement en ce monastère cent moynes : la plus grande partie déquels est de grand aage, étant secs, comme bois : et sén y trouue peu de jeunes, mais ils font nourrir beaucoup d’enfans de huit ans en sus : entre léquels en y a beaucoup d’aveugles, et estropiez, le monastère est ceint de murailles tour autour, ne donnant entrée que par deux portes, léqueles demeurent continuellement serrées…

« Ces religieux icy et ceus dés autres monastères, à eus sujez auroyent fort bien la commodité de planter arbres, cultiuer jardins, et s’employer à beaucoup d’autres exercices : toutefois ils n’en font rien, combien que le terroir soit bon et propice à produire toute chose, selon qu’on peut juger par ce qu’on y voit de sauuage et désert. Mais ils ne s’adonnent à autre chose qu’à cultiver les terres, où ils sèment du millet : et à tenir des abeilles, n’étant pas plus tot nuit serree, qu’ils se retirent et serrent dans leurs maisons de peur des bêtes crueles et sauuages, qui repairent en ce païs. Ceus qui demeurent à la garde du millet, se branchent sur dés arbres, dans de petis cabinez qu’ils y batissent, le plus haut de terre qu’ils peuuent, pour y reposer la nuit. Et autour de ce monastère, parmi les vallées de ces montagnes, y a de grands troupeaux de vaches, que gardent les Maures Arabes, qui vont en troupe, jusques au nombre de quarante et cinquante avec leurs femmes et leurs enfans, sous la conduite d’un capitaine qui est Chrétien, et auquel ils prêtent obéissance : pour autant que les Vaches qu’ils gardent, appartiennent aux Gentils-hommes Chrétiens du pays du Barnagas, et ne rapportent ces Maures autre gain de leur labeur, sinon le beurre, et lait que rendent icelles vaches, dont ils se maintiennent avec leurs femmes et enfans : nous trouvant auprès d’eux quelquefois logés, ils nous venoient demander si nous voulions acheter des Vaches, lesquelles ils nous laissoient à bon prix, avec ce qu’ils nous mettoient au choix. Et pour autant qu’on les a en estime des plus grands et subtils larrons, qu’il est possible de trouver, et favorisés des seigneurs, à qui appartient ce bestial, on ne s’oseroit hazarder de passer entr’eux sinon en grosses caravanes. Le revenu de ce monastère de la Vision est merveilleusement grand, comme je l’ai vu et en ai été acertené : car la montagne, sur laquelle il est assis, contient l’espace de trente milles de pays, là ou se sèment des Orges, millets, Seigles et tafes (tef) en grande quantité. Et de toutes ces choses, ceux qui cultivent le cerrain, en payent les droits à ce monastère, voire jusqu’aux pâtis des bêtes lui rendent tribut. Dans les vallées de ces montagnes sont situés plusieurs bons villages, dont la plus grande partie répond à ce monastère, loin duquel, une journée, ou deux, l’on vient à trouver une infinité de lieux et places, qui sont du ressort