Page:Le Tour du monde - 15.djvu/38

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

vais distinguer à l’horizon le profil des montagnes qui, à partir du lac Albert, accompagnent la rive gauche de la vallée du Nil. Peut-être, si je n’en avais pas su l’existence, ne les aurais-je pas remarquées ; car elles étaient à une soixantaine de milles, et les hautes herbes me les cachaient ordinairement ; mais ceux qui m’avaient suivi les connaissaient aussi bien que moi et les montraient du doigt à leur compagnons.

Nous étions arrivés à Shoua au bout de cinq jours. Le pays y était sec, l’herbe courte et de bonne qualité. Nous y prîmes possession du campement qu’on nous avait préparé. Ce soir-là, les négresses vinrent en foule féliciter ma femme sur son retour et danser pour célébrer cet heureux événement. Afin de rendre la fête plus complète, nous abattîmes une vache et la leur donnâmes à manger.

Notre résidence consistait en une cour fort spacieuse, dont le sol bien battu était enduit d’un crépi d’argile et de bouse de vache ; tout à l’entour s’étendait une palissade renforcée par des euphorbes ; au centre, un grand arbre s’élevait, précieux par l’ombre qu’il répandait autour de lui. D’un côté étaient plusieurs huttes construites pour les besoins de notre service, pour nos interprètes et nos gens ; de l’autre, une cabane de même forme, mais un peu plus grande et assez commode, nous servait d’habitation. Sa toiture en chaume s’était pittoresquement doublée des tiges et des rameaux grimpants d’une cucurbitacée, dont les potirons étaient de couleur rose.

Souvent, dans notre cour, nous vîmes, aux indigènes du Madi où est situé Shoua, se mêler ceux du Lira, district abondant en ivoire et que la bande d’Ibrahim avait découvert à une trentaine de milles de distance. Les premiers se faisaient distinguer par le tube fiché dans leur lèvre inférieure et par leur coiffure en forme de calotte, d’où s’échappait une queue à peu près tressée à la mode que suivait, dans l’Obbo, le fils aîné de Kattchiba (voy. p. 36). Les seconds portaient leurs cheveux de façon à en former un feutre épais qui leur tombait sur les omoplates. Chaque fois qu’un homme du Lira vient à mourir, sa chevelure, coupée et partagée entre ses amis, va grossir celle des survivants. Dans les cérémonies, cette perruque est ornée de dessins réguliers, ou toute poudrée d’argile blanchâtre. En cet état, un indigène du Lira donne assez l’idée de ce que serait un avocat anglais s’il lui prenait fantaisie, après n’avoir conservé de ses vêtements que sa perruque officielle, de se faire noircir et cirer le corps de la tête aux pieds.

Le pays primitivement très-fertile avait été ruiné par les guerres que Mohammed-Ouat-el-Mek, lieutenant de Debono, et Ibrahim, lieutenant de Courchid, ne cessaient d’y allumer et d’y alimenter. Leurs intrigues avaient été déjouées par des coutumes fort contraires à celles de l’Ounyoro ; car ici, outre que les chefs ont fort peu de pouvoir sur leurs tribus, celles-ci se subdivisent entre tous les fils d’un chef qui vient à mourir. Cet éparpillement du pouvoir et de la population est la cause irrémédiable de leur dissension et de leur faiblesse ; aussi Ibrahim n’hésita-t-il pas à essayer de se procurer par la violence les vaches dont il avait besoin pour solder les services de mille porteurs qui lui étaient nécessaires pour faire parvenir sa riche cargaison à Gondokoro. Or, il ne fallait pas moins de quatre vaches par homme pour ce trajet. Ces razzias poussèrent à bout un brave chef du Faloro, Oueurdella, qui, après avoir fait retirer ses bestiaux dans les montagnes, ne craignit pas de déclarer la guerre à Ibrahim : l’exemple était trop mauvais pour que Mohammed ne sentît pas, tout autant qu’Ibrahim, la nécessité de châtier celui qui l’avait donné. Les deux chefs de brigands oublièrent donc leurs torts réciproques et leurs bandes réunies marchèrent d’un commun accord contre Oueurdella. Mais celui-ci, jadis, avait reçu en cadeau deux carabines et deux paires de pistolets ; récemment, il avait eu soin de faire enlever aux Arabes des cartouches et des capsules, et il fit un si terrible usage de ses armes que, seul, embusqué derrière des rochers, il mit en fuite ces trois cents bandits, en leur tuant cinq hommes. Cinq balles bien employées par un chef nègre : quel symptôme !

Quant à moi, je tournais à profit mes loisirs forcés de Shoua : je refaisais et corrigeais mes cartes, je parcourais et étudiais le pays, j’empêchais les violences autant que je le pouvais, et, pour me distraire, j’aidais ma femme à élever de pauvres négrillons privés de leurs parents. Parfois je chassais ; mais, dans ce district, les girafes sont rares et il n’y a pas d’autres antilopes que les waterbucks et les hartebeestes. Les indigènes du Lira m’apportèrent une corne superbe provenant d’un rhinocéros unicorne ; cependant dans les parties de l’Afrique que j’ai visitées, je n’ai jamais rencontré que le rhinocéros noir à deux cornes. J’ai fait, de la tête d’un de ces animaux, tué dans une de mes chasses, un croquis fort exact. Les individus de cette variété sont extrêmement dangereux. J’ai remarqué qu’ils chargent invariablement tout ennemi dont ils viennent à sentir les émanations avant de l’avoir aperçu.

Dans mes courses, à la poursuite du gibier, j’ai découvert deux variétés de coton, indigènes de cette contrée, l’une, à fleur jaune, a une soie trop courte pour être utilisée avec profit ; l’autre, au contraire, à fleurs rouges, est d’une qualité superbe, et se détache de sa capsule avec une grande facilité. J’ai apporté en Angleterre un échantillon de cette espèce ; il est déposé à la direction du jardin botanique de Kew.

Un autre jour, j’ai dessiné en buste le portrait du vieux chef du Lira, en grand costume. Il portait alors, sur sa perruque de feutre, un ornement singulier fait de cauris, qui lui donnait le plus comiquement possible un faux air de juge anglais.

Cependant, peu à peu, Ibrahim rassemblait le millier d’hommes dont il avait besoin afin de pouvoir transporter ses trente-deux mille livres d’ivoire, qui constituaient pour Courchid-Aga la valeur de deux cent quarante et un mille francs. Déjà beaucoup de ces portefaix avaient d’avance reçu leur payement de quatre vaches.