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bivouac, nos regards plongeaient à travers les profondeurs de la kolla de Tcharvèta, dominée par trois ou quatre églises, jusques aux plateaux dentelés de la petite province de Djani-Voggara, inexactement appelée Djanifankara sur les cartes.

Le lendemain nous passâmes au pied de la colline où s’élève la ville de Tchambelga, domaine particulier de la couronne, et nous traversâmes la place du Marché (gavea), qui était ce qu’est toujours une place de marché abyssin, un terrain nu, semé de grosses pierres qui servent de siéges aux marchands. Presque jamais d’arbres ; le soleil éthiopien est fort tolérable, et l’Abyssin, loin de le craindre, recherche plutôt sa chaleur.

Après avoir passé la magnifique prairie de Chimbera-Zega (la plaine aux lentilles) et admiré les fiers escarpements de la dega de Marava qui restaient sur la droite, j’arrivai de bonne heure à Dokoa, charmante bourgade renomméee par son église, que je me hâtai de visiter.

C’était une église royale, bâtie, dit-on, par hatzé Iasous, dans le bon style de la renaissance portugaise ; le plan général est un rectangle entouré de deux enceintes, l’une intérieure, l’autre extérieure ; à l’église proprement dite adhère le palais, aujourd’hui en ruines. Les Abyssins entretiennent tant bien que mal l’église, placée sous le vocable de Kidana-Meherat ; quant à l’enceinte extérieure, qui est quadritturita, comme on dit on latin, toute sa partie inférieure disparaît dans un fouillis de hautes graminées qui concourent, avec quelques beaux arbres, à donner à l’ensemble cet aspect semi-abandonné si avantageux aux monuments de ce genre.


Tailleur abyssin (voy. p. 362). — Dessin de Émile Bayard d’après M. G. Lejean.

Le lendemain, au moment où je repartais pour Dobarek, on me montra, sur le plateau uni qui s’élevait à ma droite, le village de Dereskié (Dever-Ezghi, le mont du Seigneur ?) où s’est décidé, le 5 février 1855, le sort de l’Abyssinie.

Oubié, roi du Tigré, y était campé avec une forte armée ; son rival, Kassa, que l’armée et le clergé réunis à Gondar venaient d’élever à l’empire, arriva vers le soir, avec une armée fatiguée par une longue marche, en face des lignes tigréennes. L’impétueux Kassa donna l’ordre de charger ; l’armée murmura et hésita ; Kassa parcourut les rangs en les enflamment de ses paroles enthousiastes.

« Que craignez-vous, leur disait-il. Ce vieillard timide et perclus, Oubié, ou ces fusils chargés à poudre et bourrés de haillons ? Marchez au feu avec confiance, et demain, si Dieu le veut, je ne m’appellerai pas Dedjaz Kassa, mais Djan-hoï, Majesté ! »

Les soldats enivrés se jetèrent en avant, emportèrent tous les obstacles. Oubié, qui se battit fort bien, contre son habitude, reçut un coup de lance dans la jambe et fut fait prisonnier ; son vaillant fils, Chetou, resta pour mort sur la place ; l’armée tigréenne fut taillée en pièces. Chetou se traîna comme il put dans une caverne voisine et y mourut sans soins, abandonné.

Le vainqueur, deux jours après, se faisait couronner sous le nom de Théodore II, dans l’église même de Dereskié qu’Oubié s’était fait bâtir sur les plans du docteur Schimper, en vue de son propre couronnement qu’il préparait depuis quinze ans. Dure ironie du sort et qui dut lui être presque aussi amère que la défaite !

Comme je montais le plan incliné au sommet duquel s’élève Dobarek, mon attention fut attirée par un détail sinistre : le sol était semé de crânes blanchis qui roulaient sous les pas de ma mule. Ce n’était pas un champ de bataille, il n’y avait pas d’autres ossements que ces crânes ; c’était évidemment le théâtre de quelque effroyable exécution.

Mes domestiques, qui poussaient ces funèbres débris du bout de leurs pieds nus, prononçaient, parmi des exclamations et des éclats de rire, les noms de Theodoros et de Garet, et cela suffit pour me donner la clef de l’énigme. Trois ans auparavant, Théodore, vainqueur à Tchober de son cousin, le rebelle Garet, avait emmené à Dobarek dix-sept cents des vaincus qui avaient posé les armes sans combat et les avait fait décapiter, en défendant sans doute de donner une sépulture quelconque à ces têtes destinées à blanchir dans la plaine en exemple solennel aux rebelles à venir. Cet acte, qui a été dénoncé et flétri (je crois) en plein Parlement anglais, marque une date sinistre dans l’histoire de Théodore, qui, jusque-là, avait été assez humain. Il semblait dire aux partis rebelles : « Je vous ai